Situation
- Une patiente se présente en urgence dans mon cabinet. Son visage est couvert de tuméfactions. L’examen intrabuccal laisse apparaître plusieurs fractures des incisives.
- Sujette aux tremblements, elle est encore choquée. Je la questionne sur l’origine de son traumatisme, mais ses réponses restent évasives.
- Visiblement, elle ne veut pas évoquer ce sujet ou me communiquer des informations. Elle dit péniblement s’être cognée sur une porte, alors qu’en entrant dans le cabinet elle a laissé entendre à mon assistante qu’elle avait été agressée par une personne de son entourage proche.
- Dois-je insister pour connaître la vérité ? Mon rôle est-il uniquement d’écouter, de renseigner et de guider cette victime ?
- Dois-je signaler cette violente agression alors que la patiente ne le désire pas, c’est-à-dire sans son consentement ? Lever le secret peut-il rompre le lien de confiance avec elle et entraîner sa perte d’autonomie ?
- Puis-je la laisser quitter mon cabinet alors qu’elle peine à me confier si elle est encore en danger et si elle a besoin de l’aide de la police ou de la justice ?
- Je sais aussi que 80 % des plaintes pour violences conjugales sont classées sans suite par le parquet, alors, à quoi bon réagir et risquer les foudres de son conjoint ou de son entourage ?
Réflexions du Docteur Nathalie Delphin
Présidente du Syndicat des femmes chirurgiens-dentistes
Référente violence du Conseil départemental de l’ordre des chirurgiens-dentistes de la Gironde
Membre du comité exécutif du Conseil National des Femmes Françaises
Nous avons tous prêté serment, levé la main et juré que nous tairions les secrets qui nous seraient confiés. Le secret médical est l’un des piliers de notre éthique et du Code de déontologie.
Pourtant, notre rôle de soignant est-il au-dessus de notre statut de citoyen ?
Voilà à quoi nous sommes confrontés face aux violences intra-familiales subies majoritairement par des femmes. Un dilemme éthique qui ne devrait pas en être un puisque nous avons aussi un devoir de protection de nos patients. Il est important de rappeler qu’une patiente ayant subi des coups est une victime et qu’en tant que telle, elle a des droits.
Lorsqu’une femme victime arrive dans notre cabinet, nous avons face à nous une patiente vulnérable, choquée, qui doit être protégée. Comprendre les niveaux de stress et de danger dans lesquels elle se trouve fait partie de nos obligations envers elle. Alors pourquoi se pose-t-on la question de ce que l’on peut ou doit faire ? On le sait, une victime de violences ne se voit pas comme une victime mais comme une coupable. Le cycle des violences qu’elle subit par son agresseur l’amène à le croire.
Pour les soignants, c’est pareil. Alors que nous devrions agir sereinement et en conscience de nos devoirs envers nos patientes victimes, nous avons le sentiment de nous rendre coupables de quelque chose, alors que le seul coupable est l’agresseur.
Le devoir du secret médical ne prime pas sur le devoir de protection de la personne vulnérable, surtout si nous estimons qu’elle est en danger de mort. La peur d’agir ne doit pas nous stopper. Cette peur, légitime, vient du manque de connaissance et de notre isolement en tant que soignant. C’est pourquoi il est indispensable de savoir que lorsque nous sommes confrontés à une telle situation, nous sommes soutenus et guidés. Ne pas être seul, savoir réagir et connaître les procédures sont les clefs pour nous sentir légitimes. Savoir que ce que nous mettons en œuvre pour nos patientes se fait dans les règles du Code de déontologie et de la protection des victimes.
La peur, l’ignorance et l’inaction doivent faire place au droit et à l’engagement des soignants et au courage des victimes d’être venues jusqu’à nous.
La peur, l’ignorance et l’inaction doivent faire place au droit”
Réflexions de Benoît Le Devedec
Doctorant à Université Paris-Panthéon-Assas
Chargé d’enseignement – DU de déontologies (Université de Montpellier),
Juriste au CRIAVS IDF
Membre du Comité d’éthique des Hôpitaux de Saint-Maurice
Lorsqu’un professionnel de santé a connaissance d’une information qu’il est susceptible de signaler, il doit toujours se demander s’il a un secret professionnel. C’est évidemment le cas du chirurgien-dentiste, qui doit alors ensuite déterminer s’il a l’interdiction, le droit ou l’obligation de parler et, le cas échéant, à qui (parents, directeur de l’hôpital, procureur de la République, juge ?).
En effet, si le Code pénal sanctionne, dans son article 226-13, celui qui viole le secret professionnel, il indique, dans son article 226-14, une série d’exceptions donnant l’autorisation (mais pas l’obligation !) de le lever. Ainsi, depuis une loi du 30 juillet 2020, tout professionnel de santé est autorisé à porter à la connaissance du procureur de la République une information relative à des violences exercées au sein du couple. Il peut le faire s’il estime, en conscience, que ces violences mettent la vie de la victime majeure en danger immédiat, et que celle-ci n’est pas en mesure de se protéger en raison de la contrainte morale résultant de l’emprise exercée par l’auteur des violences. Il doit alors répondre à cette question cruciale : « Quel est l’intérêt de mon patient ? » Il s’agit toujours d’une décision difficile, pour laquelle des confrères, des collègues, l’Ordre ou des structures diverses peuvent aider à trancher. S’il choisit de signaler, il s’efforce d’obtenir l’accord de la victime et, en cas d’impossibilité, l’informe du signalement effectué.
Cette nouvelle dérogation, qui a suscité beaucoup de débats dans le milieu médical au moment de son adoption, n’apporte en réalité strictement rien de nouveau. Le droit antérieur permettait déjà au professionnel de santé de signaler, y compris sans son accord, un mineur ou un majeur qui n’était pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique, s’il constatait des privations, sévices, violences physiques, sexuelles ou psychiques de toute nature, et même en l’absence de danger de mort. Surtout, cette disposition se contente d’autoriser ce professionnel à signaler, mais uniquement s’il estime en conscience que des violences mettent la vie de la victime en danger immédiat. Or, s’il y a danger de mort immédiat, ce n’est pas une simple possibilité de signaler en conscience, mais une obligation d’action immédiate, quelle qu’en soit la forme, en vertu de l’article 223-6 du Code pénal sur la non-assistance à personne en péril. Dans ce cas, aucun doute à avoir : il faut agir, même en levant son secret professionnel.
Il faut agir, même en levant son secret professionnel”
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