Pourquoi êtes-vous devenu chirurgien-dentiste ?
Quelle a été votre formation ?
Comme tous les enfants de l’époque, j’ai tout d’abord souhaité être garagiste, policier ou pompier… Mais, dès ma pré-adolescence, au tout début des années 60, mes vraies envies professionnelles se sont peu à peu révélées, à la suite d’heureux concours de circonstances.
Être chirurgien-dentiste : depuis ma plus tendre enfance, je passais mes jeudis chez un vieux dentiste grincheux, qui m’impressionnait et me faisait souffrir ! C’était toujours le même rituel : je restais quelques heures dans la salle d’attente austère, près d’une cheminée en marbre, et la seule lecture proposée était La vie du rail… Mon « bourreau » me recevait vers 13 ou 14 heures, et je ressortais terrorisé… Un jour (à Pâques 1962), le praticien s’est absenté quelques jours, et c’est son remplaçant qui m’a reçu. Le changement de décor fut immédiat ! Bien que la salle d’attente soit toujours envahie de vapeurs d’eugénol, c’est un jeune praticien fringant, revêtu d’une casaque de couleur (très rare à l’époque), chaussé de sabots du Dr Scholl, qui m’a pris à l’heure, m’a fait une légère anesthésie pour que je ne souffre pas… Il avait la dégaine de Belmondo, et me parlait de rallyes automobiles et de pêche à la mouche… Le contraste fut si grand et l’admiration si vive, que ce fut un véritable « coup de foudre » C’était décidé, je serais un jour chirurgien-dentiste !
Être enseignant : en classe de 5e, j’étais passionné par l’histoire/géographie, grâce à un professeur qui avait su faire naître en moi un grand intérêt pour cette matière. C’était un pédagogue hors pair, et j’attendais toujours avec impatience son prochain cours. Chaque composition se soldait par une note mirobolante, ce qui me permettait de remonter ma moyenne générale, car je n’excellais pas vraiment dans les autres matières… Cet enseignant était si doué, si persuasif, que, comme lui, je désirais transmettre le message.
Être « showman » : à l’époque des « sixties », j’étais fasciné par les idoles. J’avais même créé un orchestre, Les Flippers, et nous écumions les salles des fêtes vosgiennes… Cette passion ne m’a jamais quitté, et je conserve encore une grande nostalgie de la musique de ces années 60.
Aujourd’hui, j’affirme avec conviction et satisfaction que j’ai pu mener avec passion (mais aussi avec de la persévérance et un peu de « chance ») ma carrière de chirurgien-dentiste (libéral et hospitalier), celle d’enseignant universitaire et celle de communicant, par les nombreuses communications et publications qui ont émaillé ma vie professionnelle (sans oublier la guitare, que je « gratte » encore volontiers…).
Quant à ma formation, après avoir difficilement obtenu mon baccalauréat en septembre 1968 (à la deuxième session, alors qu’il était « donné »…), j’ai lamentablement échoué à ma 1re année de médecine, car je découvrais « la vie » à Nancy… Je me suis alors écœuré tout seul, car, au fond, j’avais vraiment envie de m’investir. Comme dans tous les films qui finissent bien, j’ai rencontré alors celle qui serait plus tard mon épouse. Elle m’a remis sur les rails. Mon cursus dentaire s’est alors merveilleusement déroulé, et j’excellais dans toutes les matières, en particulier en Prothèse.
Dès ma 3e année, je ressentais une véritable attirance pour traiter les patients édentés. Accompagner et soigner ce type de cas, leur rendre la fonction et le sourire, c’était un vrai challenge, et je me suis vraiment consacré à cette discipline. Mon professeur de Prothèse, Michel Vivier, a créé une antenne hospitalière à mon intention, dans un centre psychothérapique, où les pauvres malades hospitalisés n’avaient vu aucun dentiste depuis plus de dix ans… Leur hygiène bucco-dentaire était déplorable, et tout était à construire. J’ai passé mes deux dernières années cliniques, seul, dans un cabinet flambant neuf, à préparer des bouches et à concevoir des prothèses complètes, dans des conditions parfois difficiles, heureusement épaulé par un prothésiste de laboratoire confirmé, pour redonner la joie de vivre et de s’alimenter à ces pauvres gens. J’ai réalisé une bonne cinquantaine de prothèses bimaxillaires, ce qui m’a bien armé pour la suite de mon aventure professionnelle. Lorsque je repense aujourd’hui à la qualité plutôt médiocre de ces prothèses, je reste modeste… Mais il fallait bien débuter !
En février 1975, j’ai soutenu ma thèse d’exercice, ignorant alors qu’il y en aurait encore deux autres par la suite, sans compter tous les examens et concours qui m’attendaient !
En octobre 1975, j’étais nommé Attaché d’Enseignement. J’ai vite compris que transmettre était une école de modestie et un retour permanent sur soi-même. J’étais dans le giron de l’Alma Mater, l’Université, mère nourricière, qui n’est pas si Alma qu’on le croit : c’est une « vieille dame », ladre et parfaitement ignare en diététique moderne. C’est donc « sur le tas », avec des essais et erreurs, que j’ai fait mon apprentissage, car je n’avais pas suivi d’études pour être enseignant… Ce fut le début d’une longue route, semée d’embûches, mais enivrante et enrichissante.
« Enseigner, c’est apprendre deux fois », écrivait Rogers. Je plains les enseignants qui ne se sont jamais remis en question…
Quelles personnalités vous ont le plus influencé au cours de votre cursus ? Pourquoi ?
Tout d’abord ma famille, ou plutôt, mes familles. Tout commence quelques jours après ma naissance, lorsque ma mère, une brave cultivatrice, décède. Je me retrouve recueilli « pour quelque temps » dans une famille bourgeoise et citadine, semblable à la mienne par sa composition, avec trois sœurs et deux frères. Je passe mon enfance et mon adolescence dans cette seconde famille, laquelle, très respectueuse de mon histoire, ne m’a jamais caché la vérité, et m’emmène régulièrement « à la ferme », pour rendre visite à mon papa biologique et à mes frères et sœurs. J’avais donc deux papas, une maman, et dix frères et sœurs, sans faire aucune distinction. Dans cette configuration de vie plutôt originale, je me sentais (et c’est toujours le cas) tantôt « rat des villes » et tantôt « rat des champs ». Je remercie l’intelligence et la totale abnégation de ces deux familles, ce qui m’a permis de trouver un bel équilibre et un total épanouissement. Je leur dois tout. J’ai mené mon parcours professionnel toujours aidé et stimulé par mon épouse, qui, de son côté, faisait tout pour l’équilibre de notre couple et de la cellule familiale.
C’est le Professeur Vivier qui m’a fait découvrir le monde de la Prothèse, et il m’a d’emblée accordé sa confiance. Il m’a permis de progresser au sein du Département de Prothèse, avec une belle équipe dynamique d’amis (Daniel Rozencweig, Luc Babel, Jean Colin…). Il m’a confié la responsabilité du département lorsqu’il a fait valoir ses droits à la retraite.
J’ai eu la chance de croiser sur ma route le Professeur Robert Frank quand j’ai suivi à Strasbourg le cursus du CES de Biologie Buccale en 1974-1975, découvrant le monde de l’Histologie. C’était un Maître, dont la réputation dépassait largement les frontières de l’Hexagone. À force de persévérance, j’étais Major National à l’issue du CES. Robert Frank était fier de moi, et j’ai toujours entretenu avec lui des relations très respectueuses, puis amicales.
J’ai eu l’opportunité de découvrir le Professeur Lejoyeux. C’était une grande figure de l’époque à Paris VII, et je me suis forgé de solides amitiés avec son équipe d’enseignants. Comme j’avais déjà réalisé beaucoup de prothèses amovibles, j’imaginais que ce serait un jeu d’enfant de suivre les CES avec lui… J’ai déchanté dès la première journée, et le discours de Joseph Lejoyeux m’a convaincu de mes immenses lacunes en la matière ! Grâce à lui, j’ai découvert un nouvel univers. Il m’a proposé d’intégrer son équipe, ce que j’ai poliment refusé, ma destinée étant à Nancy. Je l’ai cependant côtoyé de manière hebdomadaire jusqu’à sa retraite.
Monsieur Gabriel Votier, prothésiste dentaire de son état, mais également Président de la Chambre des Métiers de la Moselle à Metz, a aussi marqué mon cursus. Il est venu me trouver à la Faculté en 1978, pour me demander de l’assister dans la création d’une école de prothèse à Metz (formation au Brevet de Maîtrise sur trois ans, à temps plein). Il souhaitait que j’apporte aux étudiants en prothèse la finalité clinique complémentaire à leur formation technologique. J’ai été enthousiasmé par ce projet de travail en binôme et, aujourd’hui, je participe encore à cette formation de qualité.
J’ai eu la chance de connaître le Docteur François Duret, génial visionnaire de la CFAO en Odontologie au début des années 80, connu pour ses travaux de pionnier qui ont permis l’avènement de cette révolution technologique. J’étais le premier universitaire français à faire appel à lui pour l’enseignement, alors qu’il passait à l’époque pour un praticien quelque peu « illuminé »… Il m’a toujours été reconnaissant pour la confiance que je lui avais accordée et nous sommes devenus de vrais amis.
Un autre homme remarquable a marqué mon chemin : Pierre Gerbelot. Industriel en décolletage à Cluses, il est le père de l’articulateur FAG (le petit outil bleu qui trône dans de nombreux cabinets ou laboratoires). Il m’a demandé de « démystifier » le domaine de l’occlusion, parfois ésotérique pour certains praticiens. J’ai donné des cours et des formations pratiques dans son entreprise, avec mes amis Luc Babel et Claude Archien, cours destinés aux praticiens et aux prothésistes.
Cette liste est loin d’être exhaustive. Ma vie professionnelle est émaillée d’amis qui me sont chers, et qui m’ont beaucoup apporté. Sans les nommer, je citerai tous mes compagnons de route de prothèses des diverses Facultés, tous les praticiens libéraux ou hospitalo-universitaires, tous mes anciens étudiants, et mes chers patients. Ils se reconnaîtront…
Quels ont été vos centres d’intérêt ? Comment ont-ils évolué avec le temps ?
Si un terme devait résumer l’évolution de ma carrière, ce serait « complémentarité ».
Complémentarité entre l’exercice libéral et l’exercice hospitalier. J’ai tout d’abord effectué une collaboration en cabinet, en attendant de compléter mon « bagage facultaire ». Puis j’ai repris le cabinet du Professeur Vivier en 1977, alors qu’il s’orientait vers le temps plein hospitalo-universitaire. J’étais alors tout jeune Professeur de 2e grade, et j’effectuais à mi-temps mon exercice libéral. Exerçant en omnipratique, j’ai vite été submergé, et j’ai alors choisi de me consacrer à une activité exclusive en Prothèse Amovible, pour répondre à la demande croissante des praticiens qui rencontraient des difficultés à soigner et à satisfaire leurs patients édentés. Cet exercice particulier, chargé d’écoute et d’empathie, mais aussi de création et de technologie, me correspondait tout à fait, et j’ai travaillé en pratique libérale pendant près de quinze ans.
Parallèlement, j’ai gravi les échelons universitaires jusqu’en 1991, où j’ai été nommé PU-PH. J’ai délibérément embrassé une carrière à temps plein, tout en conservant cependant deux vacations hospitalières d’exercice privé au sein du CHRU, toujours dans l’optique de répondre à la demande des confrères ou consœurs.
J’ai trouvé un formidable équilibre en transmettant au quotidien mon expérience clinique aux étudiants, ce qui fut très gratifiant.
Complémentarité entre l’enseignement théorique et l’enseignement pratique. Lorsque j’ai passé mon premier concours de Professeur 2e grade en 1978, il me paraissait aberrant d’être jugé uniquement sur la présentation orale de mes Titres et Travaux, se résumant en un beau discours de trente minutes… Je m’y étais longuement préparé et, en y mettant la forme et l’intonation, le tour était joué ! En aucun cas, le jury ne pouvait déceler mes aptitudes pédagogiques et cliniques. Tous les enseignants étaient ainsi « formatés » et, lorsqu’ils étaient intégrés, c’était à vie, même s’il s’agissait parfois de piètres pédagogues…
Plus tard, j’ai endossé la fonction de Président du CNU pour la sous-section de Prothèses, puis pour la 58e Section. Les modalités du concours avaient évolué : une épreuve pédagogique et une épreuve clinique avaient été ajoutées, permettant de mieux apprécier les qualités des enseignants. L’enseignement, c’est la passion de transmettre. J’ai connu des moments difficiles, mais surtout des moments heureux, et même des joies d’une essence si subtile qu’il faut les ressentir soi-même pour les apprécier. L’enseignement magistral doit être en parfaite complémentarité avec l’enseignement clinique : on transmet, puis on applique sur le terrain… La tête guide la main.
Ce formidable complément est une grande chance en Odontologie.
Complémentarité entre formation initiale et formation continue. La première procure à l’étudiant les bases du métier. Notre rôle est de produire des praticiens « non nuisibles », à la sortie de la Faculté, c’est-à-dire des jeunes confrères (ou consœurs) conscients de leurs connaissances, mais surtout de leurs limites… Année par année, grâce à la formation continue, ils progressent et, selon leur tropisme, ils excellent dans leur domaine de prédilection. La formation continue est indispensable et, malheureusement, de nombreux praticiens n’en sont pas conscients. Nombreuses sont les sociétés ou les organismes qui dispensent des formations de qualité. J’ai cependant appris à être modeste : sur un amphi de plusieurs centaines d’auditeurs, si quelques-uns changent leurs habitudes de cabinet le lendemain de mon cours, alors, j’ai bien travaillé !
Complémentarité avec les autres disciplines. Dans une quête d’enseignement, j’ai trouvé ma plénitude dans la formation de disciplines complémentaires à l’Odontologie, par exemple, aux étudiants prothésistes, aux futur(e)s assistant(e)s dentaires, aux médecins, aux orthophonistes… Même si le fondement de mon enseignement était toujours le même, c’était très enrichissant d’adapter mon discours à chaque type d’auditoire.
Complémentarité entre la recherche fondamentale et la recherche clinique. L’accomplissement de mes trois thèses fut pour moi l’occasion unique de côtoyer la recherche et d’y rencontrer des Maîtres passionnants. Ce fil rouge entre recherche fondamentale et clinique m’a été très enrichissant.
Pour être complet, j’ai œuvré pour le domaine judiciaire en tant qu’Expert près la Cour d’Appel de Nancy, tentant au mieux de répondre à ma mission, et de défendre les intérêts des patients ou des praticiens, rôle très intéressant, mais parfois délicat…
J’ai connu enfin une période exaltante en intégrant le bureau, puis la Présidence, de l’Académie Nationale de Chirurgie Dentaire, la Présidence du Congrès de l’ADF, « phare » de la Formation Continue Professionnelle, sans oublier mes responsabilités au sein du groupe de presse Information Dentaire, où j’ai assuré, pendant plus d’une quinzaine d’années, la fonction de rédacteur en chef de la revue Stratégie Prothétique. Ce fut une magnifique expérience.
Quelles ont été les principales avancées dans votre domaine durant les dix dernières années ? Quels ont été vos principaux apports à votre activité professionnelle ?
J’ai eu le grand privilège de vivre plus de quarante-cinq années d’évolution de l’Odontologie, et plus particulièrement de la Prothèse Complète. Si les bases fondamentales et cliniques étaient déjà établies depuis longtemps par nos illustres prédécesseurs, il n’en demeure pas moins que les belles avancées ont été réalisées dans les thérapeutiques du patient édenté.
Progrès dans les matériels et les matériaux. De nombreuses techniques ont vu le jour, débouchant toujours sur la conception et la création de prothèses équilibrées, fonctionnelles et esthétiques. J’ai eu le plaisir de « mettre en musique » une méthode initiée par un prothésiste allemand (Horst Ludwig) qui avait pour particularité de n’utiliser que des matériaux silicones de diverses viscosités, pour réaliser l’ensemble des étapes prothétiques. Cet abord original du traitement m’a permis de raisonner différemment pour aborder mes cas cliniques.
Les industriels ont rivalisé de performances pour fabriquer des dents artificielles. Les dents en porcelaine sont toujours d’actualité, et celles en résine, si décriées (à juste titre) il y a quelques décennies, sont actuellement fiables, durables, et peuvent convenir à tous les patients.
Les matériaux à empreintes ont été aussi améliorés et diversifiés. Il est aujourd’hui envisageable de réaliser rapidement des marginages de porte-empreintes individuels avec des silicones ou des polyéthers spécifiquement conçus pour être modelés par la musculature périphérique.
Les procédés de maquillage des dents artificielles et de la fausse gencive offrent au prothésiste l’opportunité d’exprimer ses talents artistiques pour donner aux prothèses l’illusion du naturel.
Les résines actuelles sont conçues pour éviter toute libération de monomère résiduel après cuisson. Les méthodes de polymérisation sont sûres et performantes.
Progrès dans l’avènement de la CFAO. Depuis une vingtaine d’années, la révolution numérique est en marche. La CFAO fait son entrée en Prothèse Amovible. Les firmes proposent des protocoles aboutis. Ces technologies de pointe se répandront rapidement et bouleverseront nos habitudes.
Progrès dans les traitements implanto-prothétiques. L’implantologie a acquis ses lettres de noblesse. Elle rend de grands services dans notre domaine. L’édenté total, auparavant voué à être porteur de deux prothèses amovibles conventionnelles, peut désormais bénéficier de traitements plus confortables : la Prothèse Amovible sur Implants (PACSI) et la Prothèse Fixée sur implants, pour lui redonner une véritable « troisième dentition ».
Malheureusement, nous sommes encore loin d’avoir systématisé ces traitements, pourtant si efficaces (lorsqu’ils sont bien conduits…). N’oublions pas que la cavité buccale de nos patients doit être considérée dans sa globalité, avant de décider ou non de placer des implants. L’implantologie est au service de la prothèse, et il est impératif, en amont, de réaliser un projet prothétique cohérent, avant de placer des implants. Il est inquiétant de constater que nos jeunes confrères perdent progressivement les bases fondamentales d’une observation clinique rigoureuse, issue d’un dialogue avec le patient et de toutes les données cliniques, assortie ensuite (et seulement ensuite…) des examens complémentaires de diagnostic. Les progrès de la technologie effacent progressivement le bon sens clinique de nos aînés.
Quelles questions scientifiques restent pour vous sans réponses et comment y remédier ?
Une question me taraude : pourquoi y a-t-il encore tant d’édentés totaux au XXIe siècle ? Comment y remédier ? En 2060, un tiers de la population aura plus de 60 ans… Actuellement, 30 % des personnes âgées ne sont pas appareillées. Il suffit de penser à nos aînés placés en institution pour constater que nous nous trouvons face à un véritable enjeu de santé publique.
Les étiologies principales de l’édentement total sont :
- l’espérance de vie : si l’odontologie a considérablement évolué, il en est de même pour toutes les disciplines médicales, et l’espérance de vie ne cesse d’augmenter. Il n’est plus rare de rencontrer des centenaires, toujours valides psychiquement et physiquement. Souvent, des patients, ayant tout mis en œuvre pour conserver leur capital dentaire se retrouvent édentés et peuvent vivre encore de longues années. Il est capital de leur rendre une intégrité fonctionnelle et un sourire harmonieux ;
- les pathologies médicales majeures : dans tous les hôpitaux, il est nécessaire d’éliminer tout foyer infectieux, établi ou potentiel, donc les dents infectées ou susceptibles de l’être, chez des malades atteints de pathologies sévères (cardiopathies valvulaires, cancers de la sphère ORL…) pour éviter tout risque de complications ultérieures ;
- la précarité, les milieux défavorisés : actuellement, compte tenu du contexte socio-économique, la précarité s’installe véritablement. Les personnes concernées sont confrontées au quotidien à des besoins vitaux, et l’état de leur cavité buccale devient souvent la dernière de leurs préoccupations. Cela se traduit par une sévère dégradation de leur état bucco-dentaire, impliquant l’édentation totale à plus ou moins long terme.
Je suis inquiet de constater ce phénomène, d’autant que les enseignants et les étudiants ont une fâcheuse tendance à délaisser cette discipline, moins attirante que la prothèse fixée ou l’implantologie… Soyons extrêmement vigilants pour poursuivre une formation adaptée et efficace dans ce domaine.
Comment améliorer la prise en charge des patients en odontologie ?
Il me semble indispensable de former les étudiants à la relation avec autrui, fondement de notre métier de soignant. Dans le monde actuel, où la technologie a tendance à prendre le pas sur l’humain, n’oublions pas que chaque patient est un cas unique, et que nos thérapeutiques ne peuvent être standardisées. De nombreux écrits traitent de l’importance de la bouche et des dents dans l’inconscient de l’individu. Toutes les solutions de traitements peuvent être académiques et efficaces, mais à la seule condition d’être parfaitement en phase avec chaque patient. Ainsi, par une relation bien établie, dans la confiance réciproque, nous pouvons contribuer au maintien, voire à l’amélioration et au rétablissement des qualités de vie de nos contemporains et à leur « bien vieillir ».
Il me paraît capital de redonner une place de choix aux enseignements de psychologie. Dans la thérapeutique de l’édenté total, si le patient n’est pas assez informé et préparé, s’il n’a pas intégré les finalités, mais aussi les limites des prothèses, s’il n’est pas prêt à se battre pour gagner ce que j’appelle « le pari prothétique », les échecs surviendront, de manière inéluctable. La bonne confection d’une prothèse amovible complète est loin d’être un facteur suffisant pour garantir le succès.
Apprenons aussi aux étudiants à se poser les bonnes questions, à mener une observation clinique complète et rigoureuse, à se « couler dans la peau » du patient, avant de se lancer dans les étapes prothétiques. Ce n’est que sur un « terrain sain » et préparé sur les plans psychologique, anatomique et physiologique, que doivent débuter les phases de réalisation d’une prothèse.
Comment, selon vous, améliorer l’enseignement et la formation des chirurgiens-dentistes ?
L’Odontologie est encore jeune… La création des Facultés françaises est récente. Continuer à médicaliser l’Odontologie me semble primordial pour progresser encore dans nos connaissances et sortir définitivement de l’image « d’école professionnelle », qui nous est encore souvent attribuée. Mais nous devons être vigilants pour rester adultes et conserver notre totale autonomie, pour défendre les intérêts de notre profession. Je suis cependant inquiet sur plusieurs points.
La levée du numerus clausus est effective. Il y a longtemps que cela aurait dû se faire, petit à petit, pour résorber la demande de soins qui ne cesse d’augmenter et remplacer les confrères du « papy boom ». Cela sera difficile, voire irréalisable à moyens constants… La formation universitaire et clinique a malheureusement un coût…
Je vois progressivement se creuser le fossé entre l’enseignement et la clinique. Les enseignants dispensent leurs connaissances en remaniant constamment leurs cours pour les adapter à l’évolution des techniques. Or, les Centres de Soins, qui devraient être des pôles d’excellence avec des moyens thérapeutiques et humains conformes aux dernières données acquises de la science, restent souvent des « dispensaires », faute de temps, de personnels et de moyens. Les étudiants perdent peu à peu en expérience clinique et, dès leur sortie de la Faculté, ils doivent s’immerger dans la formation continue, pour conforter leurs acquis et combler leurs lacunes.
Les enseignants actuels, d’emblée à temps plein hospitalier, souffrent souvent de ne pas avoir été confrontés à l’exercice libéral, à la réalité d’un cabinet dentaire, seuls avec leurs patients. Or, ils dispensent des connaissances à des futurs praticiens de cabinet, pour la très grande majorité.
Les réformes en cours (reste à charge « zéro », encadrement de la CPAM…) risquent de contraindre les praticiens à réaliser des traitements standardisés. Le plafonnement prévu pour la tarification des prothèses complètes est une hérésie pour tout praticien soucieux de qualité.
Pour la formation continue, de nombreuses tentatives ont été imaginées. Il est impératif de guider nos consœurs et confrères dans des formations de qualité, et d’éliminer toutes les pseudo-formations qui existent encore.
Pour finir, j’ai fait un rêve… Dès le début de ma carrière, j’ai compris l’intérêt d’une indispensable complémentarité entre les formations initiales des étudiants en chirurgie dentaire, des étudiants prothésistes et des futur(e)s assistant(e)s dentaires. C’est lors de leur apprentissage que ces futurs acteurs professionnels doivent ensemble être immergés, pour former des équipes soudées et performantes, des « trios » gagnants, à l’écoute et au service des patients.
Ce rêve était alors une utopie… Mais, contre vents et marées, à force de travail et d’opiniâtreté, il s’est partiellement concrétisé, grâce aux diverses conventions établies au fil du temps entre la Faculté et le CHU de Nancy, le CHR de Metz Thionville et la Chambre des Métiers de la Moselle, où s’est implanté l’ISNA, creuset de formation des prothésistes de laboratoire. Depuis quarante ans, j’ai ainsi participé à l’enseignement des prothésistes « en herbe »… Loin de moi l’idée de les préparer à la denturologie ! L’avenir m’a donné raison, car aujourd’hui, ces étudiants travaillent en binômes avec les étudiants de 6e année dentaire, réalisant ensemble, chacun dans son domaine, toutes les réhabilitations prothétiques destinées aux patients du CHR de Metz Thionville. Cet « exploit » s’est mis en place grâce au soutien et à la complicité de mon ami Éric Gérard, Chef du Pôle Tête et Cou et Chef de Service d’Odontologie de cet Hôpital, et aux responsables de l’ISNA.
J’ai aussi réussi le pari de créer un Diplôme Universitaire unique en France, destiné aux praticiens et aux prothésistes. Le chemin ne fut pas sans embûches, mais quelle belle aventure !
Aujourd’hui, les assistant(e)s dentaires font leur entrée au Code de la Santé Publique. C’est une profession de personnels de Santé à part entière, une profession paramédicale. Plusieurs structures et organismes travaillent et réfléchissent à leur formation et à leurs délégations de tâches.
Soyons attentifs et suffisamment sensés, oublions les polémiques et tous les intérêts politiques ou bassement corporatistes pour que, dès demain, les Facultés et les CHU forment « au chevet du patient » les chirurgiens-dentistes, les prothésistes et les assistant(e)s
dentaires. Ainsi, mon rêve merveilleux deviendra peut-être une réalité tangible…
Pour terminer sur une note plus personnelle, quel livre, quel film, quelle musique, quelle œuvre d’art emporteriez-vous sur une île déserte ?
Vu mon tempérament plutôt convivial et tourné vers autrui, je ne tiendrais pas longtemps seul sur une île déserte… Mais voici ce que je placerais dans mon sac à dos :
– de quoi me sustenter, des allumettes et une bonne bouteille ;
– quelques livres de pêche à la mouche, de montagne, de vieux livres de prothèse ;
– mon matériel de pêche : au milieu de l’île coule peut-être une belle rivière…
– de la musique (avec des piles de rechange…) : classique, mais aussi des airs des sixties (pour penser à mon ami Frankie Jordan) ;
– comme œuvre d’art : une grande photo de tous les miens ;
– comme film : Les tontons flingueurs ;
– un miroir, pour ne pas avoir l’impression d’être seul…
– je contemplerais le paysage et me baignerais dans l’océan.
Ah ! J’oubliais, je prendrais surtout mon billet retour !
Une maxime qui vous est chère pour conclure…
« Tout homme qui dirige, qui fait quelque chose, a contre lui ceux qui voudraient faire la même chose, ceux qui font précisément le contraire, et surtout, la grande armée des gens d’autant plus sévères qu’ils ne font rien du tout » (Jules Clarétie).
Biograhie
• Naissance : le 21 octobre 1948 à Remiremont (Vosges)
• Marié en 1971 avec Patricia, père de 3 enfants, grand-père de 3 petits enfants
• Doctorat d’exercice en Chirurgie Dentaire (Nancy) : 1975
• AHU à temps partiel (Prothèses) : 1977
• Doctorat en Sciences Odontologiques (Nancy) : 1978
• Professeur de 2e grade (Prothèses) : 1978
• Cofondateur et enseignant à l’École de Prothèse de l’ISNA (Chambre des Métiers de la Moselle) Metz : 1978-2019
• Professeur de 1er grade : 1986
• Expert judiciaire près la Cour d’Appel de Nancy : 1986-2013
• Vice-Président du Collège National des Enseignants en Prothèses Odontologiques (CNEPO) : 1987-2004
• Vice-Doyen de la Faculté d’Odontologie de Nancy : 1989-1994
• Doctorat d’État en Odontologie (Paris VII) : 1990
• PU-PH : 1991
• Responsable du Département de Prothèses (Nancy) : 1991-2005 et 2009-2013
• Doyen de la Faculté d’Odontologie de Nancy : 1995-2005
• Président de la Sous-Section Prothèses au Conseil National des Universités (CNU) : 1998-2007
• Membre titulaire de l’Académie Nationale de Chirurgie Dentaire : 2004
• PU-PH de Classe Exceptionnelle : 2006
• Président de l’Académie Nationale de Chirurgie Dentaire : 2011
• Membre Associé, puis Titulaire de l’Académie Lorraine des Sciences : 2011
• Président du Congrès National de l’ADF : 2011
• Professeur Émérite de l’Université de Lorraine : 2013
• Officier dans l’Ordre des Palmes Académiques
• Rédacteur en chef de la revue Stratégie Prothétique (Groupe Information Dentaire) : 2004-2018. Directeur Scientifique de la revue.
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