Situation
« Monsieur Jean vient consulter car son appareil amovible provisoire partiel est fêlé. Il risque de se casser à tout moment. Cependant, l’examen clinique laisse aussi apparaître la présence de tartre, de nombreuses caries, et des mobilités dentaires dont le patient ne se plaint pas. Je l’informe de son état bucco-dentaire et la de nécessité d’un traitement tenant compte de l’ensemble des besoins en soins bucco-dentaires. Mais Monsieur Jean désire uniquement la réparation de son appareil et propose de reporter les autres soins par manque de temps et de possibilités financières.
Il peut imaginer que « je pousse à la dépense », ou que je refuse de prévenir la fracture de son appareil…
Dois-je uniquement répondre à la demande de mon patient ?
Puis-je refuser de le prendre en charge s’il refuse le plan de traitement global que je lui propose ?
Comment juger cette situation pour éviter que ma responsabilité soit engagée aussi sur le plan éthique ? »
Réflexions du Docteur Michel Pompignoli
Président de l’Académie nationale de chirurgie dentaire
La question ainsi posée semble double : responsabilité légale et éthique.
Du point de vue légal, la réponse est la plus simple : traitement global ou rien. Beaucoup de confrères se sont vus reprocher (et ont parfois été condamnés) de ne pas avoir appliqué les « données avérées de la science ». Or celles-ci sont claires en ce qui concerne la situation clinique évoquée : notre premier devoir est de respecter la santé du patient. Or, celui-ci présente des pathologies qui peuvent nuire, si elles perdurent sans traitement, à sa santé. On sait d’ailleurs que faire signer une décharge au patient devient un argument à charge pour le juge qui constate alors que le praticien était bien au fait des conséquences du non-traitement des pathologies.
Les deux raisons évoquées par le patient ne sont pas de même valeur. Le manque de temps est une raison bien légère, alors que les causes pécuniaires peuvent sembler plus fondées.
Devant ces arguments, « je pousse à la dépense », ce procès d’intention, « je refuse de prévenir la fracture de son appareil », le praticien ne peut que se sentir renforcé dans ses convictions.
Maintenant, le patient est au centre des décisions concernant sa santé et, bien sûr, en corollaire, celles qui concernent sa santé bucco-dentaire ; il a pris conscience qu’il est devenu un « usager » « bénéficiaire » de la médecine.
Dans le cas présent, la consultation qui doit procéder à l’examen de la situation clinique du patient est essentielle. Le bilan de l’état de santé de la cavité buccale est réalisé avec soin, un plan de traitement proposé, soumis à la réflexion et à l’approbation du patient avec un devis précis établi avec tact et mesure. Il intègre le coût de la prothèse partielle d’usage à réaliser.
Cet examen clinique, avec des examens complémentaires éventuels, aboutit à estimer le bénéfice/risque du traitement proposé avant d’accéder à la demande du patient. Le devoir d’information prend ici une acuité toute particulière.
Fort de ces éléments, le praticien doit estimer les conséquences immédiates et médiates de la réparation ou la non-réparation de la prothèse.
S’il estime que, brisée, elle présente un danger pour la santé du patient (ingurgitation ou même inhalation), il pourra ou devra pratiquer la réparation en expliquant bien qu’il s’agit d’une réparation provisoire et en aucun cas d’un traitement proprement dit. Il doit être honoré.
A contrario, refuser de réparer peut être considéré comme de la non-assistance à personne en danger si la prothèse brisée est un risque pour la santé du patient ! Le praticien devrait aller alors jusqu’à la confisquer ! Mais cette prothèse étant la propriété du patient, le simple conseil de ne pas la porter apparaît comme sage et permet d’alerter sur la dangerosité du système en place.
La prothèse brisée peut constituer plus simplement un préjudice fonctionnel ou social (dents apparentes), le praticien peut alors considérer que la demande du patient est justifiée et procéder à la réparation.
Enfin, le praticien doit également expliquer et mettre le patient en garde contre les conséquences à se contenter de cette réparation qui ne fait qu’avaliser une situation pathologique et iatrogène.
Un rendez-vous est pris en fonction du plan de traitement proposé et en respectant le délai de réflexion légal. Il s’agit alors de respecter la déontologie tout en affirmant la valeur éthique de sa démarche.
Réflexions du Professeur Jean-Paul Markus
Professeur à la faculté de droit de Versailles
Directeur du Master 2 Droits public et privé de la santé, Université de Versailles-Saint-Quentin
Ce n’est pas parce que vous informez un patient sur son état bucco-dentaire et sur les traitements appropriés que vous le poussez aux soins.
Au contraire, c’est en ne l’informant pas que vous seriez fautif en cas de dommage par la suite.
Si, curieusement, le Code de déontologie des chirurgiens-dentistes ne mentionne aucun devoir d’information du patient, l’article L. 1111-2 du Code de la santé publique est clair : « Toute personne a le droit d’être informée sur son état de santé. » Vous êtes donc bien dans votre rôle lorsque vous faites état au patient de l’ensemble des pathologies relevées au cours de vos interventions.
Le consentement aux soins par le patient fait suite à cette information, mais il en reste indépendant. En cas de refus du patient, vous vous inclinez et le prévenez des éventuelles conséquences. Rappelez-lui qu’il reste libre de consentir, mais protégez-vous par une lettre adressée, par exemple, à un spécialiste indiquant les éléments de traitement qui apparaissent adaptés au patient, ou un courrier au patient même. En somme, « le chirurgien-dentiste doit respecter ce refus après avoir informé (le patient) de ses conséquences » (CSP, art. R. 4127-236).
Vous est-il pour autant permis de refuser certains soins de base, alors qu’il faudrait, selon les données acquises de la science, administrer des soins plus complets ? Refuser de réparer la prothèse pour prescrire des implants, ou de soigner une carie avant un assainissement parodontal ?
La science médicale relie toujours plus les pathologies les unes aux autres. Ceci permet donc en théorie une lecture très large des données acquises de la science, justifiant de refuser des soins basiques au profit de traitements d’ensemble. Mais dans ce cas, un juge ne vous suivrait pas, car il tient aussi compte de la situation du patient, de ses impératifs et, surtout, de son droit au consentement.
Pour que la réalisation des soins de base soit légitimement refusée par un chirurgien-dentiste, il faudrait que ces soins soient médicalement contre-indiqués en raison d’une pathologie connexe, au point que le bilan bénéfice-risque en deviendrait négatif.
Le refus de soigner une dent est ainsi justifié lorsque l’état parodontal indique que ce soin ne servirait à rien, voire serait nocif. Car on est alors dans le registre de la contre-indication. Mais il en irait différemment si vous refusiez de réparer une prothèse qui donne satisfaction au patient, au motif que le mieux serait un jeu complet d’implants. Le bilan bénéfice-risque n’est plus le même.
En somme, ce n’est que si le non-consentement du patient à un traitement global devait vous conduire à entreprendre des soins parcellaires, contre-indiqués et/ou non conformes aux données acquises de la science que vous seriez fondé et même obligé de refuser de soigner. Mais si un traitement partiel est possible avec un bilan bénéfice-risque acceptable, il faut s’y tenir, alors même que la science médicale voudrait faire de toute denture un « top-modèle » pour marque de dentifrice.
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