Probante en odontologie comme en sport, la photo est l’empreinte de la vérité. Enfin, il y a photo et photo… la propagande, la presse « people » et la publicité le savent bien. Avec le numérique, on ne se pose même plus la question de savoir s’il y a trucage ou montage : le faux est entré dans les mœurs, en dépit des protestations actuelles contre la retouche systématique du corps féminin. Mais s’il y a bien une photo au-dessus de tout soupçon, c’est la photo validée par son insignifiante apparence et par le temps. Qui s’aviserait de remettre en cause celles prises par un Professeur Lambda dans sa pampa en 1930, ou celle d’un pêcheur et son brochet, souriant à l’objectif dans L’Éclaireur du Gâtinais au temps des typons ? Non, il n’y a pas photo, ce genre de cliché ne peut refléter que la pure et simple vérité.
Quoique…Et c’est ce couac qui intéresse le facétieux Fontcuberta, torpilleur catalan de l’ultime conviction. Pour ce photographe plasticien né sous le franquisme et diplômé en sciences de l’information, démêler le vrai du faux est une nécessité de salut public, qui passe par l’instillation du faux dans le vrai et réciproquement. Pour déciller nos yeux, il se régale à parodier les manipulations journalistiques à coup de bidonnages toujours plus réussis, poussés et drôles, auxquels une accumulation de vieilles photos et de banales coupures de presse prêtent un crédit irréfutable. C’est si bien fait qu’il faut un moment pour discerner la mise en scène par l’artiste de sa propre personne au cœur de la mystification. Fontcuberta voit bien que toute notre perception du monde repose sur deux jambes : la force de nos préjugés et la prégnance du conditionnement médiatique ; c’est sur elles qu’il nous fait entrer dans ses fictions, et là, croc-en-jambe. Ça nous apprendra à céder aux clichés ! Notre sens critique se masse les reins, mais l’artiste force encore le trait jusqu’à ce que nous riions de bon cœur de ses vrais-faux cosmonautes soviétiques, pseudo-terroristes dans le désert et autres moines en lévitation augmentée.
Quand les dragons se brûlaient les gencives. Plus troublant encore, l’expert en faux et usage de faux nous invite à rencontrer deux éminents spécialistes des espèces disparues. D’abord le naturaliste allemand Peter Ameiseuhaufen qui cherchait des exceptions à la théorie de Darwin. Par chance, ses carnets, son matériel d’expédition, ses photos et quelques spécimens empaillés ont pu être retrouvés et présentés sous vitrines dûment légendées. Pas de doute possible quant à l’existence du serpent à douze pattes, ou à celle du Micostrium Vulgaris, ce coquillage à bras préhensibles dont on se demande comment la communauté scientifique a pu l’ignorer si longtemps. Et puis cet infatigable abbé Fontana, qui a découvert sur plusieurs sites de Haute Provence les traces bouleversantes des Hydropithèques, ces hybrides à crâne humain et à queue de poisson. D’une haute moralité, l’abbé n’a rien d’un crétin des Alpes : patiemment, méthodiquement, il a reconstitué le squelette de ces êtres soi-disant fabuleux (en réalité connus dès l’Antiquité sous le nom de sirènes, et dont les bestiaires médiévaux nous avaient bien transmis le souvenir) auxquels nous refusions d’ajouter foi, faute de preuves. Les voilà sous nos yeux grâce aux photos de l’abbé, un peu passées, un peu cornées, qui fleurent bon les années cinquante, époque où l’on menait une vie dure mais authentique. Envoyé récemment sur place par National Geographic, un journaliste cloue le bec aux esprits forts en filmant à même la roche les fossiles dégagés par l’abbé. Partout dans le monde de semblables découvertes sont faites, comme ce squelette d’un Felis Pennatus marocain (vulg. « chat volant ») ou celui du Dragon de Sicile, qu’une défectuosité regrettable de clapet anti-retour condamne à se brûler les gencives et le palais.
À en devenir Miro… Fontcuberta manipule en maître l’idée même de photographie entre vérité et mensonge, et met la technologie au service de la fausse certitude avec une assertivité que le discours scientifique (ou idéologique, ou religieux…) pourrait lui envier. Au passage, c’est toute l’autorité et les codes de ces discours qu’il démonte et dont il enseigne à se défier. Mais le plus bluffant, le plus étonnant sur le plan artistique, c’est la façon dont il se glisse dans l’œuvre de grands peintres. Des monotypes signés Fontcuberta (mêlés à des photos de Picasso, Miro, Dali ou Tapiès qu’on identifie sans savoir au juste qui les a « prises ») laissent pantois tant ils sont évocateurs du style propre à chacun de ces peintres. D’où sortent de telles réminiscences, présentées par un artiste borgèsien en diable ? Mais le détournement est si habile, l’empathie si profonde, la reproduction si fidèle et en même temps si personnelle et créative, qu’on goûte un plaisir esthétique sans songer à le bouder. Dans cette dernière partie de l’exposition, on ne sait toujours pas s’il y a ou non photo, mais de la beauté, certainement : une beauté d’emprunttrès originale. Peut-être une définition de l’art photographique ?
Camouflages
Joan Fontcuberta à la Maison Européenne
de la Photographie – 5/7 rue de Fourcy, Paris
Jusqu’au 16 mars
Small Stories
Photographies de David Lynch à la MEP*
Plus de songes que de mensonges dans cette superbe série spéciale, autour des thèmes chers à Lynch (onirisme, étrangeté troublante…) sans qu’il soit besoin de les connaître d’avance : ces « Petites Histoires »
se racontent d’elles-mêmes, comme des programmes courts qui plongent dans notre imaginaire et s’y prolongent. Du Lynch à la demande, en somme.
* Même lieu, même date, même billet.
David Lynch © Richard Dumas
Head 15 © David Lynch, Courtesy Galerie Item, Paris
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