Un serpent de mer de 4 000 ans
Au début était le Nil, fleuve-roi de l’Égypte et axe d’échanges tout tracé. Entre les deux mers, un isthme étroit, déjà percé d’un chapelet de lacs… Comme inscrite dans le rift égyptien, l’idée du canal s’impose fatalement à l’esprit. Les motifs pour le creuser ne manquent pas : fertilisation, circulation plus rapide des marchandises, profits assurés. Les moyens non plus ; au temps des pharaons (après aussi), le dialogue social est assez limité et ce peuple bâtisseur sait créer les machines qui, d’une rive à l’autre, peuvent mener l’entreprise à bon port. Alors, pendant près de trente siècles, tous les souverains successifs, égyptiens, perses, grecs, romains, arabes, entretiennent, aménagent et repensent le canal coudé à 45° entre le Nil et la Mer Rouge. Pourtant, au VIIe siècle de notre ère, un calife décide de tout combler, transformant pour mille ans les lacs Amers en un désert de sel et asséchant du même coup le commerce maritime avec l’Orient.
Le canal de toutes les convoitises
À partir de 1498 et Vasco de Gama, on sait contourner l’Afrique. Mais c’est long et périlleux ; les Portugais et les Hollandais s’y retrouvent, pas l’Empire Ottoman ni Venise, qui propose dix ans plus tard un projet de percement. Il n’aboutira pas, non plus que tous ceux imaginés par l’Europe jusqu’à la Révolution. En 1798, Bonaparte débarque en Égypte et y provoque un choc de modernité. Sur place, il fait évaluer la faisabilité de l’opération par l’ingénieur Le Père, qui la confirme dans un mémoire. Seul hic, une marche estimée à dix mètres entre le niveau des deux mers. On en reste là, mais l’idée d’un canal direct – hors Nil – perdure, sur fond d’Égyptomania. Dès les années 1820, les ingénieurs saint-simoniens déposent projet sur projet, sans convaincre le vice-roi Méhémet Ali, partagé entre sa volonté d’« occidentaliser » l’Égypte et son allégeance à la Sublime Porte. Entre-temps on a refait les calculs et, bonne nouvelle, la fameuse marche n’existe pas, on peut envisager un canal de pleine mer, direct et sans écluses. C’est alors qu’entre en scène le consul Lesseps. Tombé presque par hasard sur le mémoire de Le Père en 1831, il suit l’affaire depuis un bon moment et s’est juré d’aboutir. Cavalier hors pair, il a mis en selle le jeune Saïd Pacha, fils du vice-roi, et s’en est fait un ami. À son accession au trône en 1854, c’est un allié décisif : le canal sera creusé par la Compagnie universelle du Canal de Suez, sous la direction de Lesseps. En 1859 commencent dix ans de travaux pharaoniques que les Anglais, qui mangent leur chapeau depuis Bonaparte, font tout pour stopper avec le soutien ottoman. Napoléon III s’en mêle, l’Angleterre laisse la France réduire de moitié la route des Indes – et prépare sa propre mainmise, qui ne tardera pas. L’inauguration est un triomphe, mais, face à de tels enjeux, la neutralité du canal pouvait-elle être autre chose qu’une belle utopie ? Du premier coup de pioche à sa nationalisation par Nasser cent ans plus tard et à la crise qui s’ensuivit, puis à la guerre des Six Jours et à celle de Kippour, le canal de Suez est resté une poudrière permanente. À la veille de son cent-cinquantenaire, il irrigue l’Égypte de 5,3 milliards de dollars par an depuis son doublement en 2015, et génère des mégalopoles. Qui songerait encore à le combler ?
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