Cette semaine, ce n’est pas une récente parution de l’article rapporté qui fait l’actualité, mais son sujet, en écho au scandale suscité par la parution du livre enquête Les fossoyeurs (éditions Fayard). Victor Castanet y dénonce, entre autres, des conditions choquantes concernant l’alimentation et les soins d’hygiène prodigués aux pensionnaires de certains établissements.
Paru en 2017 dans Gerontology, l’article sélectionné cherche plus sobrement un éventuel lien entre le statut dentaire des patients pensionnaires d’Ehpad et le risque de mortalité, avec pour objectif de mieux prendre en compte l’aspect dentaire dans la prise en charge globale de ces patients. Une étude rétrospective a ainsi été conduite à partir des données médicales collectées entre mars 2006 et juin 2008 sur 535 résidents de dix Ehpad de l’Iowa, aux États-Unis. L’ensemble de ces données démographiques et relatives aux états de santé oral et général a été récupéré par les auteurs de l’étude en 2013, de même que les certificats de décès des patients concernés jusqu’à cette même année parmi les sujets inclus. À l’aide d’un test statistique adapté (modèle de régression de Cox à variables multiples), ils ont voulu évaluer une éventuelle relation entre édentement et mortalité – toutes causes confondues – après ajustement des facteurs démographiques et de santé. En août 2013, 486 des 535 patients inclus étaient décédés (87,5 %).
Les résultats révèlent un risque de décès 40 % supérieur chez les patients édentés par rapport aux patients dentés en tenant compte des variables telles que l’âge, le sexe, le niveau de coopération avec les équipes soignantes et les principales pathologies générales (rénales). Les auteurs avancent alors l’hypothèse d’une vie écourtée pour les résidents édentés du fait d’une moindre capacité à mastiquer et donc d’une tendance à manger moins de fruits et légumes variés, mais aussi moins d’autres sources de nutriments essentiels pour une bonne santé. Ils évoquent par ailleurs l’édentement comme un possible marqueur de facteur social non pris en compte dans l’étude et qui pourrait, lui aussi, être corrélé à la mortalité.
Concédant des limites à leur analyse du fait du caractère rétrospectif de leur étude, les auteurs recommandent une étude prospective spécialement construite pour mieux apprécier les effets du statut dentaire (édenté ou denté) sur la mortalité, mais aussi sur la qualité de vie, de même que les différences entre patients édentés réhabilités par des prothèses ou non. Considérant acquis le lien entre édentement et risque accru de mortalité, ils concluent en arguant que les résultats de ces études prospectives à conduire pourraient permettre une meilleure compréhension de l’effet du port de prothèses chez les patients édentés sur leur risque de mortalité, mais qu’elles pourraient aussi permettre une meilleure adaptation des soins prodigués aux résidents des Ehpad.
Questions à… Patrick Baudot
Chirurgien-dentiste, praticien à l’Office d’Hygiène Sociale de Flavigny sur Moselle, qualifié MBD, titulaire des DU de psychiatrie de la personne âgée (Limoges), d’éthique et prévention dans l’accompagnement de la personne âgée (Lyon), de télémédecine (Besançon) et d’alimentation santé et micronutrition (Dijon).
Comment décrivez-vous la situation dentaire générale de résidents dans les Ehpad où vous intervenez en qualité de chirurgien-dentiste dans le cadre de différentes missions ?
Patrick Baudot : Les quelques études réalisées dans les Ehpad concernant la santé bucco-dentaire des résidents vont toutes dans le même sens : il y a un véritable problème de prise en charge et d’aide au brossage.
Deux études des Unions régionales des caisses d’assurance maladie (Urcam) en 2003 et 2007-2010 relevaient que 65 % des résidents avaient un besoin thérapeutique (soins et/ou prothèse) et une hygiène bucco-dentaire défaillante pour 60 % des résidents. Le recours au chirurgien-dentiste demeure inférieur de 25 % pour les personnes vivant en institution par rapport aux personnes vivant à domicile.
Pour ma part, en 2013, dans le cadre d’un premier travail de dépistage dans plusieurs structures accueillant des personnes âgées, j’ai pu constater à peu près la même tendance.
Je vous livre un tableau récapitulatif concernant deux appels à projet (AAP) lancés par l’Agence régionale de santé du Grand-Est et le Conseil départemental de Meurthe-et-Moselle en 2017 et en 2019-2020 pour lesquels ma structure a répondu (voir ci-contre). Le constat reste le même depuis les premières études.
Quels liens entre santé et/ou statut dentaire, santé générale et bien-être de ces résidents avez-vous pu
vous-même constater ?
Il existe plusieurs concepts que peu de soignants ou d’aidants connaissent :
- la personne âgée malade et/ou handicapée ne ressent pas la douleur comme les autres patients du fait du vieillissement des organes, de la prise de nombreux médicaments et de la présence d’autres pathologies plus visibles ;
- la douleur de la sphère oro-faciale se caractérise par un changement de comportement, la perte de l’envie de manger, un positionnement de la tête différent… et pas forcément par une douleur ciblée ;
- la carie de la personne âgée est souvent particulière (en trognon de pomme) car elle est favorisée par la dégradation parodontale, l’augmentation de la consommation de sucre (dernières papilles gustatives présentes) et la baisse d’une salive quantitative et qualitative ;
- l’estime de soi reste un point important pour le patient (souvent affaibli) et parfois pour sa famille.
De nombreuses maladies peuvent être en lien ou aggravées par un état bucco-dentaire précaire comme les bronchopneumopathies chroniques, les infections ciblées ou générales, les problèmes cardiaques…
La prévention passe par les dépistages réguliers et le rappel ou l’aide au brossage pour les patients qui en ont besoin. J’estime qu’il n’est plus acceptable que l’on enseigne aux infirmières ou aux aides-soignantes de brosser les dents avec du Cola car « ça dissout le tartre ».
Plus précisément, et sur la base de votre expérience personnelle, quelle importance accordez-vous à la réhabilitation prothétique des patients édentés et comment appréciez-vous son influence sur leur santé et qualité de vie ?
Je me souviens du passage d’un rapport d’information de l’Assemblée Nationale sur le 5e risque en 2010, où les parlementaires s’inquiètent de la dénutrition dans les Ehpad en demandant « d’améliorer la qualité gustative, en favorisant l’achat de fruits et de produits du terroir » sans énoncer la problématique de la sphère oro-faciale et l’abandon de la mastication. Pour manger des pommes du terroir, il convient d’avoir un coefficient masticatoire satisfaisant.
La prise en charge pour des problèmes d’édentement lorsque le patient est en institution, donc dépendant, est rarement le bon moment, car on va souvent à l’échec de la réalisation de prothèses complètes, les étapes pouvant être compliquées à effectuer. Cependant, il est important, si le patient a déjà des prothèses partielles ou complètes, qu’il n’en soit pas privé longtemps pour cause de réparation ou de réhabilitation. Il risque de s’habituer à la situation. Il est important d’éviter ce fameux passage de l’alimentation solide à l’alimentation mixée.
Quelles recommandations, que vous jugez objectivement applicables, formuleriez-vous pour une meilleure prise en compte de la santé dentaire en Ehpad ?
Il existe de nombreuses recommandations qui peuvent faire office d’obligations :
- les recommandations de la HAS de 2010 demandent une intervention active des familles, des soignants et des éducateurs afin de maintenir une bonne hygiène bucco-dentaire. Le ministère a d’ailleurs rappelé en 2007 qu’elle faisait partie de l’hygiène globale ;
- les recommandations du comité interministériel pour la santé de 2018 obligent les Ehpad à intégrer la santé bucco-dentaire dans les projets d’établissement en formant le personnel soignant et en systématisant les consultations d’entrée et de suivi (en s’appuyant sur la téléconsultation) ;
- le rapport du défenseur des droits en 2021 rappelle les axes de 2010 et 2018 ;
- et toutes sortes de rapports, projets régionaux de santé, intentions de l’Ordre…
Dans de nombreuses régions, comme en Meurthe-et-Moselle, les ARS et les Conseils départementaux ont mis des moyens financiers pour répondre à ces objectifs, mais il convient de les poursuivre. Certains cabinets mobiles se sont développés ces derniers temps pour aller au plus près du patient (projet fondation Ildys dans l’Ouest, ou cabinet libéral mobile).
Je pense que la prévention est le point fondamental pour éviter les échecs futurs de prise en charge des patients lorsqu’ils sont en institution (seulement 20 à 50 % des patients dépistés sont soignés). Il doit y avoir un plan de prévention dès la période charnière du départ à la retraite avec une consultation spécialisée tous les ans, un bilan parodontal par exemple tous les trois ans, la prise en charge d’implants pour la stabilisation des prothèses complètes…, mais aussi une réévaluation de la qualification en médecine bucco-dentaire et la formation d’un personnel dédié à la prévention.
La prévention dentaire doit se faire à tous les stades de la prise en charge du patient âgé, par exemple lors des hospitalisations, lors des bilans gériatriques ou même de l’hospitalisation à domicile. La télémédecine bucco-dentaire, comme le projet que nous développons avec le Dr Clément du CHRU de Nancy ou celui du Dr Giraudeau de Montpellier, très avancé, doivent nous aider à une meilleure prise en charge bucco-dentaire de la personne âgée.
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