Situation
« Mon assistante me signale l’arrivée d’une urgence. Mon planning est déjà complet et je suggère de fixer
un rendez-vous le lendemain. Le patient insiste car sa douleur est très vive et, faisant partie de la communauté des gens du voyage, il doit quitter son lieu de résidence et entamer un parcours de 200 km. Je décide de le recevoir. L’examen clinique fait apparaître un état bucco-dentaire très délabré – nombreuses caries, dents à l’état de racine, édentements – qui nécessite une prise en charge globale adaptée.
Des extractions seraient notamment indiquées, mais le patient quittant la région le soir même, je ne pourrai pas en assurer le suivi.
Comment répondre à l’attente et aux besoins de ce patient, tenant compte de l’urgence et de l’importance des soins, de son départ, et de la nécessaire considération qu’il mérite ? »
Réflexions du Docteur Emmanuelle Polaert
Docteur en Chirurgie Dentaire
Chirurgien-dentiste chez Médecin Solidarité Lille
Comme tout professionnel de la santé, le chirurgien-dentiste joue un rôle prédominant dans la promotion de la santé et la lutte contre les exclusions, en traitant de la même manière chacun de ses patients.
Pourtant, les « gens du voyage » et la communauté du voyage roumaine, dite « roms », représentent une population qui est souvent stigmatisée, notamment au niveau médical et dentaire.
Prenons l’exemple d’une situation que chacun d’entre nous peut rencontrer : un patient (« rom ») se présente en urgence à mon cabinet en souffrant véritablement « le martyre ». Mais (reconnaissons-le !), bousculer l’agenda pour l’accueillir n’est pas une situation facile, surtout s’agissant d’un patient inconnu, en transit et bien différent de la patientèle habituelle.
La première difficulté réside dans la communication, car cette personne maîtrise souvent mal le français.
Je m’aperçois que ce patient est sympathique (avais-je moi-même un a priori négatif ?). Sa bouche est dans un état catastrophique : ses dents sont très délabrées. Il n’a a priori aucun suivi au niveau dentaire et ne consulte que lorsqu’il souffre. Il demande que j’extraie sa dent alors que, justement, celle-ci pourrait être sauvée après traitement. Je lui explique la situation (grâce à un traducteur sur son téléphone portable) et il accepte volontiers ma proposition. Je sais pourtant qu’il doit partir loin le soir même et que je ne le reverrai pas pour un suivi. Je lui demande de prendre rendez-vous chez un confrère dès son arrivée sur son lieu de destination et de lui remettre le courrier que j’ai rédigé à son intention. Mais le fera-t-il ?
Les « gens du voyage » et surtout les « roms » connaissent des conditions de vie quotidienne très difficiles : l’eau courante est souvent inexistante dans leurs caravanes et abris de fortune, ce qui rend compliqué leur quotidien. Ainsi, l’hygiène bucco-dentaire est négligée, car elle ne paraît pas essentielle pour ces familles. Peu de personnes possèdent une brosse à dents et du dentifrice. Il n’est pas rare de voir des tout-petits avec des sourires de dents noires complètement rongées par les caries. Les adultes sont partiellement édentés précocement et souffrent, comme les enfants, de pulpites aiguës et d’abcès dentaires fréquents.
Cette communauté associe le chirurgien-dentiste à la douleur, car c’est lui qui « enlève la dent lorsqu’elle fait trop mal ». Cela s’arrête là.
Les notions de contrôle, de soins préventifs et de suivi sont ignorées : nous sommes en rupture totale avec notre logique thérapeutique habituelle.
La précarité extrême et le nomadisme fréquent mettent cette population en situation de vulnérabilité et d’exclusion totale de la santé.
Des structures se mobilisent pour pallier cette « misère médicale » et ainsi permettre à ces personnes de se faire soigner dignement.
Les progrès sont alors visibles et gratifiants avec les familles les plus motivées.
Le fossé culturel avec « les gens du voyage » demeure important, mais notre regard de soignant nous permet sans doute d’avoir une approche humaine et bienveillante qui simplifie le lien avec l’autre dans toute sa différence.
Réflexions du Docteur Alice Mathieu
Docteur en Médecine
Médecin généraliste chez Médecin Solidarité Lille – SIUMPPS de l’Université Lille 2
La notion de temps
Le temps du patient : un patient qui vit dans la rue ou sur un campement précaire n’a pas forcément la même notion du temps que nous. Sa vie n’est pas rythmée par les mêmes choses.
Ces populations peuvent être tributaires des expulsions, vouloir quitter le lieu où elles vivent, devoir retourner dans un autre pays. Elles vivent donc au jour le jour…
Le temps du soignant : nous sommes souvent assez rigides dans notre conception du temps, des rendez-vous… Nous avons un planning à structurer pour pouvoir soigner le plus de monde et, parallèlement, avoir du temps pour chaque patient. Mais pour certains patients, venir à un rendez-vous est difficile. Leur donner une date, un horaire précis, pour dans un mois, risque de les mettre en échec et de nous mettre en difficulté, car ils seront la plupart du temps absents. Alors comment faire ? Doivent-ils s’adapter ou devons-nous nous adapter ?
La notion d’urgence
La plupart du temps, ces patients, vivant dans des conditions précaires, ont un état général moyen. Mais ils ne consultent que quand la douleur est devenue insupportable ; ils veulent alors être soulagés, mais n’ont pas l’intention de revenir après.
Parfois, en consultation, certains me disent : « S’il vous plaît, arrachez-moi la dent. » Ils espèrent une réponse immédiate et n’acceptent pas de rendez-vous une semaine plus tard, même avec un traitement.
Pourtant, quand nous acceptons de les recevoir et leur proposons des rendez-vous pour continuer les soins, ils ne reviennent pas… Leurs priorités sont parfois autres que la santé : aller à l’école pour les enfants, se nourrir, avoir un hébergement…
La communication
Parfois s’ajoute le problème de la communication dû à la barrière de la langue, à une culture très différente de la nôtre, à des préjugés qui nous empêchent de comprendre notre patient. Comment soigner quand on ne comprend pas ce que veut le patient ou ce que cela implique. Leur mode de vie entraîne des facteurs de risque de pathologie dont nous n’avons pas forcément conscience. Par exemple, le patient a-t-il accès à l’eau ?
Le soin
Ce que veut le patient/ce que veut le soignant.
Un patient avec un état bucco-dentaire très délabré… Quelle est sa demande ? Bien sûr, nous voulons les mêmes soins et le meilleur pour tous, mais que veut le patient ? Malheureusement, la prise en charge ne pourra souvent être la plus appropriée… Devons-nous nous contenter de soulager le patient sur le moment ?
Comment prendre en charge ces patients ? Comment répondre à leurs attentes ? Le plus difficile pour nous, soignants, est d’accepter que la prise en charge ne puisse pas être complète et de simplement répondre à la demande tout en informant sur les soins possibles.
Peut-être en acceptant que soigner, c’est également écouter et prendre en charge une plainte et non forcément une pathologie.
Savoir identifier nos limites, nos préjugés et ceux des patients afin de pouvoir comprendre leurs attentes et pouvoir au mieux y répondre.
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