Dans une décision publiée le 12 novembre l’Autorité de la concurrence, sanctionne l’Ordre national des chirurgiens-dentistes (ONCD), les ordres départementaux de l’Isère, des Bouches-du-Rhône, de Dordogne, du Haut-Rhin et du Bas-Rhin, les syndicats dentaires FSDL et Les CDF à de lourdes amendes (4 millions au total dont 3 pour l’ONCD) pour avoir mis en œuvre des pratiques de boycott à l’encontre des réseaux de soins dentaires (notamment Santéclair, Kalivia, Itélis).
« Ces pratiques sont d’une particulière gravité dans la mesure où les réseaux concernés visent à faciliter l’accès aux soins des patients en réduisant le montant des dépenses restant à la charge de ces derniers, explique l’Autorité. Or le « reste à charge », constitue un motif essentiel de renoncement aux soins dentaires ». L’institution qui s’est auto-saisie, sanctionne « l’infraction unique, complexe et continue » de l’Ordre national, des ordres départementaux et de la FSDL. Les CDF (ex CNSD) sont condamnés eux pour « des pratiques autonomes », sans coordination donc avec les Ordres et la FSDL.
Ces derniers sont coupables, selon l’Autorité, d’avoir « entravé » l’activité des réseaux de soins dentaires entre 2013 et le 2018. Il leur est reproché d’avoir mis en place une campagne destinée à encourager les praticiens à porter plainte contre leurs confrères adhérents, notamment à Santéclair, devant les conseils départementaux. « Après réception des plaintes, les présidents de ces conseils devaient convoquer les mis en cause à une procédure de conciliation et les inciter à résilier leur partenariat avec Santéclair », détaille l’Autorité. L’utilisation de cette procédure disciplinaire « à des fins ouvertement anticoncurrentielles témoigne d’une mise en œuvre manifestement inappropriée de telles prérogatives ». Il est reproché également à l’Ordre national d’avoir envoyé aux Ordres départementaux une circulaire « leur laissant entendre que ces réseaux méconnaissaient le code de déontologie », ceux-ci répercutant le message aux praticiens.
La FSDL a quant à elle « encouragé les praticiens à se détourner des réseaux de soins par diverses communications professionnelles ». Le syndicat a visé les réseaux Santéclair, Kalivia et Itélis « mais également celui des assurances du Crédit Mutuel, alors en cours de création, ainsi que l’un de ses partenaires, la société GACD ». Toutes ces pratiques, « visant un même objectif, ciblant une même catégorie de services et présentant un fort lien de complémentarité se sont inscrites dans un plan d’ensemble » et composent donc « une infraction unique, complexe et continue ».
« Actions de boycott »
De leur côté, Les CDF sont sanctionnés pour diverses actions de communication ayant pour objet d’« appeler les praticiens à refuser ou à cesser toutes relations contractuelles avec des réseaux de soins » mais aussi pour avoir cherché à dissuader les patients de s’orienter vers les praticiens affiliés. Le syndicat a également « fait pression sur le groupe des assurances du Crédit Mutuel et sur ses partenaires potentiels pour lutter contre l’émergence d’un nouveau réseau de soins ».
Selon l’Autorité, toutes ces pratiques qui ont conduit plusieurs chirurgiens-dentistes à résilier leur contrat d’adhésion aux réseaux (44 lettres de résiliation du réseau Santéclair sont citées dans la décision), s’analysent « comme des actions de boycott dirigées contre les réseaux de soins et destinées à entraver leur fonctionnement. Elles constituent, par leur objet même, des infractions au droit de la concurrence ». Elles ont pour effet « de fausser le jeu de la concurrence sur les marchés de l’assurance complémentaire santé et des services relevant de la pratique de l’art dentaire, en limitant ou en contrôlant la production, les débouchés, les investissements ou le progrès technique ».
Pour former sa décision (156 pages) l’Autorité s’appuie, sur le droit et la jurisprudence bien entendu, mais aussi sur des témoignages, des documents émanant des syndicats (newsletters), des courriels, des discussions sur les forums ou les groupes Facebook avec un luxe de détails qui laisse perplexe…
Jurisprudence constante
La guerre entre la profession et les réseaux de soins ne date pas d’hier. Mais au fil des attaques judiciaires des uns contre les autres, une jurisprudence constante s’est fait jour : l’existence des réseaux eux-mêmes, le détournement de patientèle, l’entrave à liberté d’exercice, à la liberté de choix du praticien par le patient ou le dénigrement par les réseaux des praticiens non-adhérents, principaux griefs de la profession, n’ont jamais été retenus par les tribunaux.
Dans une première décision en 2009, l’Autorité de la concurrence a considéré que l’activité des réseaux de soins était favorable à l’animation concurrentielle des marchés de soins médicaux. Outre la modération tarifaire à laquelle s’engagent les praticiens adhérents, l’Autorité avait estimé que le développement des réseaux est susceptible « d’engendrer un fonctionnement plus concurrentiel du marché dans la mesure où les professionnels non conventionnés par les organismes complémentaires seront incités à offrir soit des services supplémentaires ou encore des tarifs attractifs ».
Autre exemple, en février 2018, la cour d’Appel de Paris, statuant sur un recours des CDF après que ces derniers eurent été déboutés par l’Autorité de la concurrence qu’ils avaient saisi pour concurrence déloyale de Santéclair, a considéré, que quand bien même les conseillers de Santéclair transmettraient de façon spontanée, sans que les assurés le leur demandent, les coordonnées des praticiens affiliés au réseau, « ce procédé ne serait pas, par lui-même, constitutif d’une pratique anticoncurrentielle prohibée par l’article L. 420-1 du code de commerce, dès lors que ce réseau est ouvert à tous les praticiens qui souhaitent y adhérer et qu’en compensation de cet effet attendu d’augmentation de leur clientèle, les chirurgiens-dentistes adhérents au réseau prennent l’engagement de réduire leurs prix, ce qui est l’un des objectifs du libre jeu de la concurrence ».
Plus récemment, le Conseil d’État, dans deux décisions rendues les 19 décembre 2018 et le 1er février 2019 a jugé qu’un chirurgien-dentiste adhérent d’un réseau de soins, Santéclair en l’espèce, ne se rend coupable ni de compérage, ni de publicité prohibée, ni d’un détournement ou de tentative de détournement de patientèle. Dans les deux jugements, la plus haute juridiction administrative était saisie par un chirurgien-dentiste qui avait porté plainte auprès du conseil départemental de l’Ordre, puis en appel auprès du conseil national contre des confrères adhérents au réseau Santéclair.
L’Ordre et les syndicats contre-attaquent, Santéclair se « réjouit »
Dans un communiqué l’Ordre des chirurgiens-dentistes « prend acte » de la décision de l’Autorité de la concurrence et envisage de former un recours devant la cour d’appel de Paris. « Cette décision pose une question délicate sur les compétences respectives de l’Ordre, des juridictions administratives et judiciaires ainsi que de l’Autorité de la concurrence pour interpréter et appliquer le code de déontologie des chirurgiens-dentistes », indique-t-il, considérant par ailleurs que la décision est fondée sur des « faits matériellement inexacts ». « La profession appréciera d’apprendre que les réseaux de type Santeclair ne détournent pas nos patients par des moyens illégaux et anti déontologiques », réagit la FSDL qui va faire appel de la décision de l’Autorité. « Nous sommes consternés par les arguments avancés par une institution censée justement protéger les français de démarchage douteux en matière de concurrence, poursuit le syndicat. Nous n’avons jamais contesté l’application de la loi mais toujours dénoncé les tentatives illicites de détournement de nos patients, la publicité indirecte et le compérage entre la plate-forme du réseau (Santéclair, ndlr) et les partenaires de ces réseaux. Il n’est pas acceptable qu’un syndicat professionnel soit condamné pour avoir défendu une ligne politique qui repose sur son Code de déontologie ».
Légitimité des réseaux
De leur côté, les CDF estiment qu’ils sont sanctionnés pour avoir « osé s’élever contre certaines pratiques des réseaux de soins dentaires ». Selon le syndicat, « l’Autorité de la concurrence, qui s’était auto-saisie de ce dossier, se comporte en « juge et partie ». Ils dénoncent « une sanction très lourde qui n’a d’autres objectifs que de les bâillonner, au profit d’une désorganisation professionnelle préjudiciable à tous, patients et praticiens » et annoncent qu’ils feront appel de cette décision. « Nous poursuivrons leur combat dans le cadre de la légalité républicaine, pour sauvegarder le droit constitutionnel d’adhérer à un syndicat et de défendre ses intérêts par l’action syndicale ». Dans un communiqué du 13 novembre, Santéclair, « se réjouit de la décision de l’Autorité de la concurrence qui va permettre de soulager la pression déontologique abusivement entretenue par les organisations sanctionnées vis-à-vis des chirurgiens-dentistes ayant fait le choix de rejoindre notre réseau ». La plate-forme estime qu’il « est maintenant temps que les organisations représentatives de la profession dentaire entendent pleinement la légitimité de l’activité des réseaux, strictement encadrée par la loi Leroux de 2014 et plébiscitée par leurs patients. Ne pas l’accepter c’est nier la réalité du financement des soins dentaires en France ».
Commentaires