Les négociations entre les syndicats de la profession et les représentants de l’Union Nationale des Caisses d’Assurance Maladie (UNCAM) ne peuvent se dérouler sans prendre en compte le coût réel des actes opposables.
Afin de vérifier l’hypothèse selon laquelle la tarification des soins conservateurs et endodontiques est déconnectée de la réalité économique d’un cabinet dentaire, une étude a été menée dans le but d’évaluer les véritables coûts des actes restaurateurs et endodontiques en 2015 dans un exercice d’omnipratique, et de les confronter à leurs tarifs conventionnels opposables [2].
Déroulement de l’étude
Dans un premier temps, l’ensemble des actes restaurateurs et endodontiques opposables a été répertorié (tableau 1).
Leurs protocoles opératoires suivant les dernières recommandations ou référentiels ont été détaillés et ont permis d’une part de lister les fournitures et, d’autre part, d’évaluer le temps nécessaire à la réalisation de chaque acte [3, 4, 5]. Le tableau 2 montre pour exemple le protocole détaillé du traitement endodontique mécanisé suivi d’une obturation par compactage de gutta.
Calcul du prix des fournitures
Le prix des fournitures utilisées pour chaque acte a été déterminé en additionnant le prix de chacun des produits nécessaires à l’acte. Le prix moyen d’une fourniture a été calculé à partir des tarifs proposés en 2014 par le fournisseur de produits dentaires GACD en effectuant une moyenne pour chaque catégorie de produits. Par exemple, pour le composite, le fournisseur propose une large gamme de seringues dont le prix varie de 17 à 65 €. Le prix moyen pour notre étude a été évalué à 43 €. Les produits à usage non unique ont fait l’objet de différentes mesures, à l’aide d’une balance haute précision, pour déterminer le plus précisément possible le volume ou le poids nécessaire à chaque acte. Nous avons estimé qu’il fallait utiliser 0,1 g de matériau composite pour restaurer une cavité 1 ou 2 faces et 0,15 g pour une cavité 3 faces. Certains matériaux conditionnés en seringue nécessitent des embouts à usage unique (par exemple, seringue d’acide orthophosphorique) dont la contenance inutilisée a été prise en compte. Le coût de revient de l’acte tient aussi compte de tout le consommable nécessaire à la prise en charge d’un patient quel que soit le soin à réaliser. Pour l’étude, ces fournitures ont été regroupées par thématique : ensemble de nettoyage et entretien de l’unit, ensemble nettoyage et désinfection des mains, ensemble nettoyage du cabinet, ensemble stérilisation, ensemble hygiène du patient, ensemble plateau de base [6]. à titre d’exemple, les ensembles nettoyage du cabinet et stérilisation sont détaillés respectivement dans les tableaux 3 et 4.
Ces tableaux intermédiaires ont permis d’élaborer 20 tableaux récapitulatifs établissant le coût total des fournitures spécifiques et générales de chacun des actes étudiés. Le tableau 5 en est une illustration et synthétise la liste des fournitures nécessaires à la réalisation d’une restauration composite 1 face.
Calcul du coût du temps de réalisation
Le coût du temps passé à la réalisation d’un acte correspond au produit du temps de réalisation de cet acte par le coût horaire de fonctionnement du cabinet.
Calcul du temps moyen de réalisation des actes
Le temps moyen de réalisation des actes a été déterminé d’après les résultats d’un questionnaire adressé à un panel de 14 omnipraticiens libéraux âgés de 27 à 64 ans. Ce questionnaire décrit les protocoles des actes listés dans le tableau 1 en précisant que ceux-ci sont effectués sur des patients sans pathologie générale avec une compliance normale et représentant la majorité de leur exercice à l’exception des actes particulièrement difficiles. Il est précisé aux praticiens interrogés que le temps de réalisation des actes doit être estimé sans travail à 4 mains au fauteuil et commence au moment de la prise en charge du patient en salle de soins et se termine lors de sa sortie. Le tableau 6 présente les moyennes des temps de réalisation pour chaque acte. Certains temps de réalisation n’ont pas été renseignés par tous les praticiens interrogés, en particulier les restaurations à l’amalgame, les traitements endodontiques manuels et les traitements d’apexification, car ils ne les pratiquent pas.
Calcul du coût horaire de fonctionnement d’un cabinet libéral d’omnipratique
Les coûts annuels de fonctionnement d’un cabinet dentaire ont été déterminés à partir des données comptables 2015 obtenues auprès de la Conférence des ARAPL qui est l’Association de Gestion Agréée regroupant le plus d’adhérents en France soit près de 4 700 chirurgiens- dentistes exerçant en cabinets individuels d’omnipratique regroupés ou non en SCM et répartis sur tout le territoire français. Les statistiques sont présentées sous la forme d’un tableau énumérant le montant des dépenses professionnelles en fonction de groupes de tranches de recettes [7] (tableau 7).
Plusieurs dépenses sont identifiées : les achats, les charges de personnel, les impôts et taxes, les charges personnelles du praticien et celles liées à la structure, et les frais financiers. Pour notre étude, le poste « achats » qui comporte les fournitures est soustrait du total des dépenses car celles-ci sont prises en compte précisément pour chaque acte comme exposé ci-dessus.
4 groupes de chirurgiens-dentistes sont présentés par la Conférence des ARAPL en fonction des quartiles des recettes annuelles. À partir du tableau 7, pour chaque groupe, notre étude a calculé les dépenses moyennes de fonctionnement hors achats de fournitures, c’est-à-dire en additionnant les charges de personnel, les impôts et taxes, les charges personnelles et de structure, les frais financiers et les pertes diverses. À ce stade, chaque praticien peut s’identifier à un groupe de dépenses de fonctionnement (A, B, C ou D) en fonction de sa tranche de recettes(tableau 8).
Le coût horaire de fonctionnement d’un praticien correspond au coût d’une heure de production de soins dans son cabinet. Il est calculé en divisant le total des dépenses annuelles de fonctionnement par le nombre annuel d’heures de travail.
Pour cette étude, il a été décidé de se fonder sur une activité annuelle de 44 semaines de travail et 8 semaines d’interruption d’activité (6 semaines de vacances, 1 semaine consacrée à la formation continue et 1 semaine imputable aux jours fériés). 3 types d’activité ont été retenus en fonction du nombre d’heures de travail hebdomadaire : 30 heures (Activité 1), 35 heures (Activité 2) et 40 heures (Activité 3) hebdomadaires.
Il est alors possible de calculer le coût horaire de fonctionnement, hors achats de fournitures, d’un cabinet. En tenant compte des 4 groupes de dépenses de fonctionnement (A, B, C et D) et des 3 types d’activités hebdomadaires déterminées (1, 2 et 3), 12 coûts horaires théoriques de fonctionnement différents sont obtenus (tableau 9).
Selon les conditions initiales choisies, les valeurs obtenues sont très disparates et les valeurs extrêmes peu vraisemblables (A3, D1) ou correspondant à une minorité de praticiens. Néanmoins, ce tableau peut permettre à chaque praticien de se situer en fonction de son chiffre d’affaires et de son temps de travail.
Pour la suite de l’article, nous avons choisi de nous focaliser sur le praticien médian situé entre B2 et C2. Celui-ci génère un chiffre d’affaires de 232 k€. Son activité hebdomadaire est de 35 heures, correspondant au temps moyen de production de soins d’un chirurgien-dentiste en 2015 [8]. Ce praticien représentatif travaille donc 1 540 heures annuellement. Son coût horaire de travail, hors achats de fournitures, est de 72,14 € (111 100/1 540).
Résultats
Les résultats des différents coûts inhérents à l’activité du praticien médian pour effectuer les soins restaurateurs et endodontiques sont présentés dans les tableaux 10 et 11.
Pour chaque acte retenu, le coût total de réalisation résulte de la somme du coût des fournitures nécessaires à cet acte et du coût de son temps de réalisation. Le praticien « type » réalise, par exemple, un composite 3 faces en 39 minutes entraînant un coût de temps de réalisation de 46,89 €.
Le coût moyen des fournitures est fixe pour tous les praticiens et est estimé à 17,08 € pour cet acte. Le coût total de réalisation de cet acte pour ce praticien type est donc de 63,97 €. Le tarif de responsabilité étant de 40,97 €, cet acte est déficitaire de 23 €, alors que le praticien n’a pas encore perçu de rémunération.
L’analyse globale des résultats du tableau 10 montre que les soins restaurateurs sont tous déficitaires à l’exception de la restauration de 2 angles qui est à l’équilibre.
Le matériau (composite ou amalgame) utilisé pour les soins restaurateurs n’impacte pas le coût de réalisation.
Les restaurations avec ancrage radiculaire sont moins déficitaires que les restaurations coronaires.
L’analyse globale des résultats du tableau 11 montre que tous les actes endodontiques sont très nettement déficitaires, de l’ordre de 20 à 60 € selon les actes.
Quelle que soit la technique choisie, manuelle ou rotative, le déficit est du même ordre.
Sans surprise, les retraitements sont plus déficitaires que les traitements endodontiques initiaux.
Discussion
Les tarifs opposables imposés par la Sécurité sociale n’ont pas tenu compte des évolutions des pratiques professionnelles dentaires. Les protocoles actuels ont permis l’amélioration de la qualité des soins qui sont devenus parallèlement de plus en plus chronophages et de plus en plus coûteux pour le praticien.
De même, les tarifs opposables n’ont pas tenu compte des multiples contraintes auxquelles la profession est de plus en plus assujettie (respect des réglementations en matière de radioprotection, de stérilisation, d’accès aux personnes en situation de handicap, généralisation du tiers-payant…) et qui impactent le coût de revient des soins.
Notre étude montre que les coûts de revient des actes restaurateurs et endodontiques que nous avons calculés sont en totale inadéquation avec leurs bases de remboursement par l’Assurance Maladie.
De plus, pour que ce travail ne soit pas soupçonné de forcer le trait, les valeurs choisies pour les trois paramètres déterminants de l’étude (prix des fournitures, coût horaire du cabinet, temps de prise en charge) reflètent volontairement des conditions de travail classiques. En effet, nos calculs de prix de fournitures sont basés sur des produits de moyenne gamme. De plus, dans cette étude, le coût horaire n’est que de 72 €, probablement en partie parce que le praticien type choisi n’emploie qu’un salarié à temps partiel (comme le suggèrent ses charges de personnel dans le tableau 7), alors que la moitié des praticiens ont des coûts horaires supérieurs. Enfin, cette étude n’a pris en compte que les actes ne présentant aucune difficulté opératoire et réalisés sur des patients ASA 1 compliants. En effet, pour éviter d’obtenir une trop grande dispersion de la durée des actes évaluée par chacun des praticiens, il était indispensable de préciser la difficulté opératoire. Cependant, dans chaque patientèle, inéluctablement et très régulièrement, le praticien est amené à réaliser des actes présentant des difficultés opératoires, techniquement plus complexes, à prendre en charge des patients fatigables, âgés, handicapés, phobiques, etc., requérant davantage de temps, ce qui vient impacter défavorablement, voire très défavorablement, les coûts de revient.
La quasi-stagnation de la tarification des actes de restauratrice présente deux principaux effets pervers.
En premier lieu, la dichotomie entre les tarifs des soins opposables fixés déficitaires et les tarifs libres des autres actes excédentaires est responsable d’une incompréhension des patients vis-à-vis des tarifs des soins dentaires. Cette inadéquation entre le coût de réalisation des soins et les tarifs de responsabilité concourt à une mauvaise image de la profession de chirurgien-dentiste.
En second lieu, cette tarification non revalorisée incite le praticien à orienter son activité vers des soins prothétiques, alors que les données acquises de la science orientent vers une pratique de plus en plus préventive et conservatrice des tissus dentaires. L’ère de la dentisterie contemporaine ultraconservatrice intègre la notion de gradient thérapeutique favorisant les solutions les moins mutilantes pour retarder au maximum l’échéance de la couronne sur dent dépulpée qui émerge trop rapidement dans les plans de traitement des praticiens. Ceux-ci devraient privilégier les restaurations partielles collées, la préservation de la vitalité pulpaire qui sont des concepts pour lesquels la CCAM n’a pas de caractère incitatif.
Au cours des actuelles négociations conventionnelles, une hypothèse de revalorisation des actes restaurateurs pouvant atteindre 70 % du tarif de responsabilité a été évoquée[9]. Selon les données du tableau 12, cette revalorisation équilibre le coût de revient des cavités 2 faces et 3 faces mais toujours pas celui de la cavité 1 face. Cette proposition reste très insuffisante puisqu’elle ne prend toujours pas en compte une rémunération pour le travail du praticien.
Avec une revalorisation de 70 %, les actes d’endodontie initiaux deviennent légèrement bénéficiaires(tableau 13). Selon la dent concernée, cette valeur s’échelonne de 14 à 44 € ce qui correspond à un bénéfice variant de 20 à 34 € de l’heure.
À la lecture de ces deux tableaux, il apparaît que l’hypothétique revalorisation de 70 % des tarifs de responsabilité actuels est certes plus favorable pour les soins endodontiques que pour les soins restaurateurs en technique directe. Cependant, celle-ci nous paraît difficilement acceptable si les praticiens ne peuvent appliquer une cotation NPC (non pris en charge) comme pour les actes de retraitement endodontique dans un contexte de plafonnement des actes à tarifs antérieurement libres.
Conclusion
Notre rôle d’enseignant hospitalo-universitaire est de prodiguer des enseignements conformes aux protocoles actuels et adaptés aux nouvelles technologies. Si la revalorisation des soins conservateurs négociée en ce moment et visant une révision tarifaire planifiée sur trois ans ne permet toujours pas au praticien de dégager un bénéfice, mais éventuellement de couvrir ses coûts de production, alors nos enseignements ne pourront toujours pas être mis en œuvre par les futurs diplômés qui vivent de plus en plus mal cette situation extrêmement frustrante.
De plus, si l’ensemble des actes est plafonné et si le tarif de responsabilité ne tient pas compte du coût réel des soins, les praticiens risquent de se mettre en défaut vis-à-vis du Code de la santé publique et du Code de la Sécurité sociale qui leur imposent de travailler selon les recommandations de bonnes pratiques en vigueur et, surtout, les patients risquent de ne pas pouvoir accéder à la qualité des soins que chacun serait en mesure d’attendre.
À retenir
• Les tarifs de responsabilité actuels des actes restaurateurs et endodontiques ne couvrent pas les coûts de revient calculés dans cette étude.
• Les actes pris en compte dans cette étude ne présentent pas de difficulté opératoire et sont réalisés sur des patients ASA 1 compliants.
• Le praticien type choisi pour cette étude a une structure dont le coût horaire hors achats de fournitures est de 72,14 €.
• La revalorisation doit intégrer d’une part, le rattrapage des années d’immobilisme en matière de tarification et d’autre part, l’évolution des protocoles de soins.
BIBLIOGRAPHIE
• Évolution du système de prise en charge des soins et prothèses dentaires par rapport à l’évolution des connaissances et de la pratique odontologique. Thèse Dr Jean Savard (2014). Université de Nantes.
• Évaluation du coût réel des actes odontologiques d’omnipratique en 2015. Thèse Nicolas Rives
et Nathan Cardon Bataille (2015). Université de Rennes 1.
• CNEOC – fiches cliniques
(www.unsof.org/ressources/oce).
• HAS. Traitement endodontique. Rapport d’évaluation technologique. 2008.
• ANDEM. Recommandations et références dentaires. 1996.
www.anaes.fr.
• HAS. Hygiène et prévention du risque infectieux en cabinet médical ou paramédical Recommandations
Juin 2007.
• ARAPL Grand-Ouest Statistiques professionnelles du chirurgien-dentiste.
• Impact de la désertification sur l’exercice des CD : cas d’étude sur le département de l’Orne 2015.
Thèse Camille Chomaz et Maryse Mbock II Brianceau (2015).
Université de Rennes 1.
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