Situation
« Après quelques échecs de tentatives de soins au fauteuil, et alors que mon patient requiert une prise en charge bucco-dentaire importante, il insiste pour que ses traitements soient réalisés sous anesthésie générale.
Aucun état infectieux loco-régional ne nécessite d’intervenir en urgence, et il n’existe aucune contre-indication avérée d’anesthésie locale. Cependant, il semble sujet à des réflexes nauséeux et reste peu enclin à ouvrir la bouche. Je me questionne, car j’ai la possibilité d’opérer dans un bloc opératoire aux côtés d’un collègue anesthésiste dans un environnement propice à l’anesthésie générale : dois-je accéder à sa demande ? Puis-je refuser de le soigner ainsi car le confort semble être le motif de sa demande ? Suis-je tenu de rester sur des échecs de prise en charge ou dois-je renouveler des tentatives, au risque de voir rompre par le patient cette relation de soins ? »
Réflexions du Docteur Loredana Radoi
Maître de conférences des universités – praticien hospitalier, médecine buccale et chirurgie buccale
Université Paris Descartes, Faculté de chirurgie dentaire
L’anesthésie générale n’est pas un acte anodin. En effet, elle peut entraîner des complications générales graves (notamment respiratoires et cardiovasculaires) et, plus spécifiquement à l’odontologie, des saignements et des obstructions des voies aériennes supérieures par la projection de débris et de matériaux dentaires. C’est la raison pour laquelle elle ne devrait être réservée qu’aux situations dans lesquelles les soins à l’état vigile ne peuvent pas être réalisés.
En juin 2005, la Haute Autorité de Santé a émis des recommandations concernant l’anesthésie générale pour des soins bucco-dentaires, basées sur des accords professionnels forts. L’anesthésie générale devrait être réservée à trois situations :
– coopération insuffisante (patients pusillanimes, handicapés mentaux et/ou physiques) ou état général nécessitant une remise en état bucco-dentaire rapide et lourde avant thérapeutiques médico-chirurgicales
urgentes (greffe d’organe, chirurgie oncologique, radio/chimiothérapie, chirurgie cardiaque…). Également, une limitation importante de l’ouverture buccale ou un réflexe nauséeux prononcé peut justifier la réalisation des soins sous anesthésie générale ;
– interventions bucco-dentaires longues, complexes, pour lesquelles l’analgésie obtenue avec les techniques locales/loco-régionales est insuffisante (état infectieux cervico-facial nécessitant le drainage en urgence d’une collection, le débridement et l’exérèse des tissus nécrotiques, exérèse de kystes et de tumeurs des maxillaires de volume important, proches des sinus maxillaires, des fosses nasales ou du nerf alvéolaire inférieur…) ;
– impossibilité d’atteindre un niveau d’anesthésie suffisant après des tentatives répétées, ou allergie aux anesthésiques locaux, confirmée par un bilan d’allergologie ou contre-indications signalées dans l’Autorisation de Mise sur le Marché des anesthésiques locaux (porphyrie, épilepsie non contrôlée par les médicaments…).
Aujourd’hui, il existe une mutation profonde de la relation de soins : le patient souhaite intervenir dans la prise des décisions thérapeutiques et être acteur de sa santé. Cette relation de soins est fondée sur un rapport de confiance qui s’établit entre le patient, demandeur de soins, et le praticien, détenteur du savoir. Le chirurgien-dentiste doit être à l’écoute du patient tout en restant ferme en cas de demandes irréalistes. Le dialogue avec le patient permet au praticien de lui expliquer le traitement qu’il considère le plus adapté à sa situation, après lui avoir exposé toutes les alternatives thérapeutiques et les risques inhérents à chacune d’elles.
Ainsi, le praticien doit exposer au patient demandeur de soins sous anesthésie générale les risques de cet acte et les alternatives qui existent pour faciliter sa prise en charge à l’état vigile. Derrière la demande du patient peut se cacher son anxiété. Si tel est le cas, sa préparation psychologique aux soins bucco-dentaires est indispensable. De nombreuses méthodes existent : techniques cognitivo-comportementales (par exemple, tell-show-do), détournement de l’attention pendant les soins (par la télévision ou la musique), relaxation… Une prémédication sédative et anti-émétique pourrait être prescrite avant les soins chez ce patient peu enclin à ouvrir la bouche et nauséeux. La sédation consciente avec le mélange équimolaire d’oxygène et de protoxyde (MEOPA) pourrait être également bénéfique, si le praticien en dispose dans son cabinet dentaire. La mise en place d’un cale-bouche peut être proposée au patient qui n’ouvre pas suffisamment la bouche parce qu’il fatigue rapidement ou présente des douleurs des articulations temporo-mandibulaires. Le praticien doit expliquer au patient que tous les soins ne sont pas possibles sous anesthésie générale, notamment les soins prothétiques qui nécessitent l’alternance des étapes cliniques et de laboratoire.
Une bonne communication entre le praticien et le patient, une relation de soins fondée sur la confiance et l’utilisation de tous les moyens facilitant la réalisation des soins à l’état vigile permettent de diminuer le nombre d’anesthésies générales pratiquées inutilement.
Réflexions du Professeur Pascal Colson
Professeur des universités
Chef de service du département d’anesthésie réanimation au CHU de Montpellier
L’anesthésie de confort n’a pas à être disqualifiée de principe, ce serait un jugement moral, non éthique. Le recours au confort est un progrès indéniable. Il en est ainsi de l’évolution de la société, le confort, au même titre que l’esthétique, est une revendication légitime.
L’anesthésie générale est une pratique banale, mais très mal connue du grand public. Elle apparaît souvent comme une solution magique, où l’absence de douleur est en concurrence avec l’absence de conscience. Il faut néanmoins accepter d’entrer dans cet espace vide. Ceux qui la réclament peuvent l’imaginer comme une boîte noire. On s’endort, on se réveille, « tout a été fait », ni vu ni connu. Oui, il y a un peu de cette magie dans l’anesthésie moderne. On voit même de l’émerveillement, parfois, dans le regard du patient incrédule qui se réveille avec les idées parfaitement claires deux heures après « sa chirurgie à cœur ouvert », sans ressentir la moindre douleur… C’est ce pourquoi l’anesthésie est faite, et qui nous donne, à nous, anesthésistes, le sentiment du travail bien fait.
Comment pourrait-on refuser ce confort remarquable ?
Mais l’histoire n’est pas si simple.
Derrière ce sommeil orchestré existent des risques à maîtriser, et ils ne sont pas négligeables. Car il s’agit bien d’abord d’un empoisonnement, même s’il est contrôlé (il existe des antidotes !). La perte de connaissance, ce fameux coma artificiel, est le principal confort indolore recherché par le patient, mais il faut alors en contrôler les conséquences, de la liberté des voies aériennes à la ventilation qui est déprimée. En l’occurrence, pour permettre l’accès à la cavité buccale en chirurgie dentaire, il faut utiliser des sondes d’intubations spéciales, voire une intubation trachéale spécifique, potentiellement plus délicates à placer. De plus, le confort en anesthésie reste relatif, pas pendant l’anesthésie, mais à sa sortie. Les nausées et vomissements, pour peu qu’il y ait un terrain susceptible, sont une complication fréquente de l’utilisation des morphiniques puissants.
Il y a aussi une nécessité impérative à respecter une procédure complexe régie par des décrets qui ont eu le mérite, en cadrant cette activité, particulièrement dans le domaine marginal de l’anesthésie de confort, de réduire le risque opératoire. Il s’agit surtout de la consultation d’anesthésie qui doit être à distance de l’acte, au moins 48 heures. Il faut aussi un environnement agréé, sans que tout cela n’empêche un geste ambulatoire avec arrivée le matin et retour à domicile le soir.
Le patient très demandeur d’anesthésie de confort doit comprendre ces contraintes, en accepter les règles du jeu et les risques dès lors que l’information est « claire, loyale et appropriée » ; il aura même à signer un document confirmant son adhésion aux règles strictes de l’ambulatoire.
Si cette procédure contraignante est acceptée, peut-on refuser ce confort au patient ?
L’anesthésiste pourrait trouver à redire sur l’indication d’anesthésie générale si le patient présente un risque particulier (notamment l’intubation difficile), mais, en l’absence d’une quelconque contre-indication, l’anesthésie ne peut lui être refusée. Au contraire, on peut penser qu’un geste complexe peut être facilité dans une bouche rendue docile par l’anesthésie générale : geste plus rapide, moins agressif, voire moins délabrant et, de fait, moins douloureux en postopératoire.
Au final, le questionnement éthique ne peut pas se réduire à la seule demande du patient.
La problématique est à partager, à la croisée des responsabilités ; pas d’éthique sans responsabilité, écrivait Hans Jonas. Déjà celles des praticiens qui doivent faire le meilleur choix pour le patient. À défaut d’être encore une routine qui simplifierait tout (il est douteux que cela soit possible un jour prochain), la décision d’une anesthésie générale passe par un échange déontologique, entre praticiens, chirurgien-dentiste et anesthésiste, avec la question du bénéfice/risque. Ensuite celle du patient. Le consentement éclairé est aussi une responsabilisation du patient. Ce dernier doit nécessairement s’impliquer en acceptant les risques et les contraintes clairement exposées. Ce dialogue triangulaire est le vrai lieu d’une réflexion éthique et du meilleur choix, sans risque de rupture de confiance.
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