Quand le réel s’expose, le virtuel s’impose ?

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 88-89)
Information dentaire

Digue-dondaine et digue dentaire… «Embrassez qui vous voudrez», nous dit Michel Blanc, «J’embrasse pas», rétorque Téchiné, et le duo Brigitte s’émeut des vertiges de l’amour : «Quel dangereux paradis, s’offrir à bouche que veux-tu / L’extase, un incendie qui nous tue (…) J’ai peur de nous, la raison n’est pas notre alliée ». A vrai dire, on ne sait plus trop sur quel pied danser depuis que la science a placé le baiser sous surveillance. Fini, alors, les fredaines insouciantes, à présent que toute bouche est potentiellement mortifère et qu’il vaut mieux tourner sept fois sa langue dans la sienne ? Une vraie plaie que ce savoir, un redoutable tue-l’amour que cette raison. « La parfaite raison fuit toute extrémité », avertit le vertueux Misanthrope. Pourtant, les extrémités s’attirent sans que la raison s’en mêle et le baiser reste le geste naturel de l’amour. Quoi de plus évident, éloquent, que cet élan qui relie les âmes et engage les corps ? Aux yeux innocents, il est l’échange le plus pur des consentements. Au microscope, hélas, la pureté de cet intime serment fait question. Lié par celui d’Hippocrate, le praticien n’a pas le choix : il doit prévenir, dans tous les sens du terme, surtout quand guérir s’annonce problématique. Mais cette information n’est pas sans impact sur le psychisme du béotien ; déjà ramené depuis le VIH aux grandes peurs d’avant les antibiotiques, il découvre des risques insus qui dépassent son entendement et troublent à nouveau ses comportements. Quand la bouche, partie émergée du continent du plaisir, est mise en examen pour IST, c’est la sidération paralysante : va-t-on devoir mourir à la vie sexuelle, passer le sexe à la trappe ? L’ignorance fait le lit du fantasme : toute la sphère orale redevient pour beaucoup un lieu obscur, un bouillon de culture où attirance physique et chimie des sentiments se corrompent parmi les phobies et l’hypocondrie cultivée sur Internet. Comme aux plus sombres jours de la théorie des humeurs, le mélange sang, salive et sécrétions diverses noircit la bile des plus joyeux drilles. Certains lâchent les poignées d’amour pour les manettes des consoles vidéo, d’autres, comme au Japon épris de robotique, préparent des alternatives non humaines qui au moins ne fument pas au lit.

Encadré/Exergue

« Le baiser sur la bouche, que l’Occident a popularisé et mondialisé, concentre et concrétise la rencontre inouïe de toutes les puissance biologiques, érotiques, mythologiques de la bouche. D’un côté, le baiser qui est un analogon de l’union physique, de l’autre, la fusion de deux souffles qui est une fusion des âmes. » Edgar Morin, Amour, poésie, sagesse, éd. du Seuil, 1997.

Baiser d’amour, baiser de mort : état de l’art. Le thème de la bouche est très présent dans l’art, souvent étudié sous l’angle du sourire. Celui du baiser amoureux, plus spécifique à l’art occidental, se révèle plus délicat en ce qu’il figure une sensualité explicite. Longtemps chaste et signe de simple amitié dans la peinture, le baiser s’est chargé d’érotisme dans la littérature, la photographie et le cinéma bien avant que d’assumer sur les cimaises son goût d’attentat à la pudeur que certains lui reprochent. L’alibi mythologique a bien autorisé quelques audaces à la Renaissance, et des baisers dérobés voltigent à toute époque, mais ils dépassent rarement la joue, l’objet aimé se dérobant toujours à cette caresse. La lèvre ourlée de La jeune fille à la perle l’appelle à l’évidence, la bouche offerte de la Judith I de Klimt le provoque crûment, mais Le baiser du même Klimt ne se montrera que cinq ans plus tard (1907), soit dix ans après Munch et vingt après Rodin dont le célèbre couple enlacé a ouvert la voie. C’est son succès indiscuté qui marque véritablement l’acceptation du baiser dans l’espace public, à une époque où l’on détourne les yeux des enfants dans la rue. Rodin ne suggère pas, il montre, pour la première fois avec cette ampleur, un baiser sur la bouche. C’est d’autant plus osé que le sujet est alors en littérature le signe morbide de la faute morale, de l’amour coupable, premier maillon de la chaîne fatale qui lie le sexe à la mort, par consomption, phtisie ou syphilis, le cortège funèbre de la Belle Époque. Par ailleurs, une ambiguïté malsaine planait sur le baiser : les jeunes filles avaient à choisir entre «maladie des pâles couleurs» (chlorose) par excès de vertu et «maladie du baiser» (mononucléose) par excès de tempérament. Ni l’une ni l’autre chez Rodin. Aucun nuage ne touche ses amoureux pleins de santé, hormis celui, petit, qui les porte et les fait seuls au monde. Une confiance dans la vie rayonne au contraire de cet abandon mutuel qui les unit et les protège, et nul biologiste ne leur demande sous le nez si leur insouciance n’est pas faite d’ignorance répréhensible mettant en jeu la santé publique.

Voilà un bonheur auquel on ne va plus longtemps prétendre après Rodin, et la représentation du baiser dans l’art va se transformer, avec gravité ou humour distanciateur, à mesure que l’analyse clinique ou infraclinique lèvera de nouveaux coins du champ opératoire.

Le baiser dans tous ses états. Le musée des Beaux-Arts de Calais a eu l’excellente idée de retracer cette évolution de l’image du baiser, en plaçant justement son exposition sous l’égide de Rodin à l’occasion du centenaire de sa mort. A travers le regard d’artistes de tous horizons, médiums ou disciplines (peinture, sculpture, littérature, cinéma, installation, photographie, vidéo, documentaire…), c’est une véritable radiographie du baiser qui se dessine, de la fin du XIXe siècle au XXIe. A une vaine chronologie, les organisateurs ont préféré un regroupement thématique en six chapitres qui embrassent bien leur sujet. « Le Baiser d’Amour » fait la part belle aux sentiments, maternels, fraternels, romantiques ou pudiques (Rodin, Eugène Carrière, Chagall, Vasarely, Jan Saudek, My-Hyun Kim, Ange Leccia) sur fond de baisers de cinéma. « Le Baiser prédateur » expose le désir charnel, l’appropriation impulsive de l’autre, le corps à corps, la tension narcissique ou la domination violente (Victor Brauner, Brigitte Zieger, John Christoforou, Pupsam). « Le Souffle du baiser » est le lieu de l’indécidable entre mémoire et rêve, trace et fantasme, point commun à une pluralité d’œuvres et films autour de ce baiser venu du fond des contes donner la vie, le salut, l’éternité (Bourdelle, Mark Brusse, Katia Bourdarel, Claude Levèque, Smith & Steward, les films La Belle au bois dormant d’Alberto Capellani, Ghost, Wall-E…). « Le Baiser destructeur » met en scène l’amour transgressif ou interdit, mortel, aveugle. C’est le règne de la duplicité, du mensonge et de la trahison, un pont entre les surréalistes et les post-conceptuels (Jan Von Oost, Joël Peter Witkin, Pierre Malphettes, Pierre et Gilles, le baiser de la mort du Parrain de Coppola). « Le Baiser social » embrasse symboliquement des causes, s’engage politiquement ou éthiquement (reportages de Sexy Folies, concours de baiser dans la rue, cagoules pour amoureux de Christelle Familiari, baiser « solidaire » au cours du Sidaction). « Le Baiser esthétisé », échangé sur un quai, dans un train, une voiture, dialogue avec les lieux et les regards sociaux (Doisneau, Mélanie Manchot, Gérard Colin-Thiebault). Vu aux rayons X par Wim Delvoye, façon Man Ray, il met en lumière la mécanique des fluides des bouches accouplées ; mais ce retour du baiser dans le champ médical peut faire grincer des dents : dans le spectre de masse, un patient angoissé craint toujours de reconnaître le masque du spectre…

Le Baiser

De Rodin à nos jours

Musée des Beaux-Arts, Calais

Du 8 avril au 17 septembre


légendes

Auguste Rodin, Le Baiser, grand modèle, 1888-1898. Plâtre © Musée Rodin, Paris (photo Adam Rzepka)

Brigitte Zieger, Counter-Memories #9, 2014. Impression jet d’encre sur papier Hahenmühle. Courtesy de l’artiste et galerie Odile Ouizeman © ADAGP, Paris 2017

Christelle Familiairi, Cagoule pour amoureux, 1998. Courtesy de l’artiste, photo Laurent Duthion © ADAGP, Paris 2017

Pierre et Gilles, Amour défunt, 2007. Photographie peinte, pièce unique, tirage pigment sur toile © Pierre et Gille

Wim Delvoye, Kiss 5, 2001. Tirage photographique cibachrome sur aluminium. Collection Musée d’Ixelles-Bruxelles. Photo Vincent Vincent Everarts © ADAGP, Paris 2017

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