Vingt-trois secondes : c’est en moyenne le temps de parole du patient avant que le médecin ne l’interrompe pour diriger l’entretien*. Les plannings des cabinets dentaires sont souvent surchargés. Le chirurgien-dentiste doit non seulement honorer ses rendez-vous programmés, mais aussi les urgences ; il est souvent débordé et manque de temps. Aussi, lorsqu’un patient se présente au cabinet pour évoquer son mal-être sans aucun lien avec son état bucco-dentaire, c’est autant de temps en moins pour soigner ceux qui en ont le plus besoin. Pour autant, le chirurgien-dentiste a un rôle social, un devoir d’écoute, notamment auprès des patients esseulés, ceux qui souffrent et trouvent en leur praticien une confiance et une écoute attentive, bienveillante et humaine, car l’attitude du chirurgien-dentiste vis-à-vis de son patient a un impact sur sa santé. * Anne Revah-Levy, Laurence Verneuil. Docteur, écoutez ! Pour soigner, il faut écouter. Ed Albin Michel : mars 2016.
Situation
Monsieur P présente une excellente hygiène bucco-dentaire. Pourtant, il a pris l’habitude d’appeler mon cabinet tous les mois pour exiger une consultation alors que son état ne nécessite aucun soin oral.
Une fois installé sur le fauteuil, il me raconte… sa vie ! Ses goûts, ses envies, ses déconvenues, ses angoisses, les difficultés de son parcours professionnel.
Si, lors des premiers rendez-vous, je lui ai montré un intérêt pour le soutenir moralement, je suis aujourd’hui décontenancé par le nombre de ses visites à mon cabinet.
J’ai tenté de le raisonner pour espacer nos rendez-vous, sans succès car il prétexte toujours un besoin de me consulter pour un examen en bouche.
Dois-je refuser de le recevoir puisqu’il n’a pas besoin de soins dentaires ? Puis-je l’orienter vers un psy(-chologue/chiatre/chanalyste) car il ressent un besoin de parler… mais surtout
de me parler ?
Réflexions du Docteur Claudine Wulfman
Maître de conférences des Universités – Praticien hospitalier
Faculté de chirurgie dentaire Paris Descartes – SSERD de l’Hôpital Henri Mondor – Créteil
La prise en compte de l’état psychologique du patient participe de notre décision thérapeutique, particulièrement lorsque des restaurations prothétiques d’envergure sont envisagées. Changer l’esthétique, améliorer l’occlusion pour un plus grand confort fonctionnel sont des demandes quotidiennes au cabinet dentaire. Pourtant, chez certains patients, un tel changement peut provoquer un déséquilibre dans l’image de soi, le soin devient alors préjudiciable parce que le patient n’était pas prêt. Sans parler des situations pathologiques telles que la dysmorphophobie, les traitements importants comme la réalisation d’une prothèse complète qui nécessitent un investissement physique de la part du patient, requièrent un bon équilibre psychologique.
Réflexions de Marie-Noëlle Teynier
Psychologue Clinicienne Expert près la Cour d’Appel de Versailles
Plusieurs raisons, qu’il peut d’ailleurs ignorer, peuvent expliquer pourquoi ce patient adresse cette demande inattendue de rendez-vous mensuels.
Dans toute situation de rencontre entre deux personnes, mais plus encore dans le colloque singulier entre un soignant et un patient, advient ce que la psychanalyse appelle le « transfert », qui désigne les mouvements affectifs à l’égard du thérapeute réactualisant la plupart du temps des réminiscences de situations passées ou infantiles.
Le besoin du patient de nouer ce lien est-il apparu en amont des soins dentaires prodigués ? Aurait-il cherché de la sorte à contenir son angoisse et, d’une certaine manière, à maîtriser la relation qui s’instaurait entre lui et le praticien ? A-t-il alors perçu que ce dernier était en mesure de l’accueillir, d’être attentif à lui et capable de le supporter – être un support et le tolérer ?
Derrière cette sollicitation de rendez-vous, le praticien perçoit-il de la solitude, une détresse chez le patient qui exprime une plainte et désire être écouté ?
On ne peut pas définir de modèle de relation thérapeutique. Chaque situation est particulière et nous invite à rester inventif. Néanmoins, ce sont les questions éthiques qui aident à construire son cadre de travail. Autrement dit, à d’abord définir les objectifs de travail, ensuite à connaître les limites actuelles de ses compétences ; enfin, parce que la technicité de la chirurgie dentaire qui exige une certaine distanciation de la relation au patient durant l’acte opératoire est certainement liée au choix de ce métier, il faudrait évaluer avec justesse son appétence à faire preuve de qualités relationnelles.
Chaque situation d’interaction avec un patient est inédite et peut se révéler source d’étonnement.
Elle amène à sans cesse questionner ses référentiels de pensée pour mieux l’appréhender, à instaurer un dialogue avec le patient, avec ses confrères et d’autres professionnels de santé pour édifier un cadre de prise en charge ajusté aux besoins de tous.
*** Ricœur P. (1990). Soi-même comme un autre. Paris, PUF.
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