« C’est surréaliste » s’exclame-t-on volontiers face à l’absurde qui passe l’entendement. Cri indigné, excédé, l’épithète surgit si spontanément qu’il semble que la langue n’ait jamais trouvé mieux pour exprimer la patience poussée à bout, l’urgence de s’insurger.
En cette année de centenaire du surréalisme, on ne peut que saluer la remarquable fortune paradoxale de ce mot : quoique son sens ait dérivé, il s’est imposé populairement en conservant la charge de révolte qu’en 1920 les pères des Champs magnétiques entendaient donner à leur rage de régénération poétique jaillie de l’enfer des tranchées.
Et à ce propos, comment ne pas saluer plus bas encore la mémoire de cet autre miraculé : Maurice Genevoix, entré ces jours-ci au Panthéon, qui tint à honneur de témoigner aussitôt, par la plume la plus simplement émouvante et vraie, de l’horreur de cette destruction mutuelle que relata de son côté l’Ernst Jünger d’Orages d’acier, en 1920 aussi. Tous deux en effet furent blessés le 25 avril 1915 dans l’effroyable et aveuglant déluge de feu de la crête des Éparges dont la prise de possession coûta à elle seule 20 000 vies et où, pendant trois mois, les hommes pour survivre se creusaient un boyau dans le charnier. « Nous étions sûrs qu’après ça – nous vivions tant d’ignominie, d’abomination – la mémoire des hommes en resterait imprégnée à jamais et qu’ils diraient en conséquence : plus jamais ça », explique soixante ans plus tard un Genevoix qui espère encore dans le pouvoir des mots pour éviter le retour du « ça » : « Si les hommes étaient doués d’assez d’imagination pour évoquer les réalités de la guerre, il n’y aurait plus jamais de guerre. Ils diraient : nous ne voulons pas cela, et il n’y aurait pas cela, parce quand ils diraient le mot cela, ça évoquerait en eux toutes sortes de réalités inhumaines et impossibles à vivre. »*
En 1920, la République des Lettres monte donc en première ligne à l’assaut de la barbarie, de la sauvagerie et de la folie aveugle des hommes. Genevoix, Barbusse, Dorgeles, Giono, Werth, Cendrars racontent, décrivent, et leur œuvre est surtout action de francs-tireurs**. D’autres, animés d’un esprit de commando, se regroupent pour torpiller dans la société même les terrifiants mécanismes de froide avidité qui l’ont inexorablement conduite à dévorer ses enfants. L’absurdité de la boucherie, ceux que l’on n’appelle pas encore surréalistes l’ont pour la plupart vue de près, comme soldats, médecins, infirmiers, brancardiers. Il leur faut laver le monde de cette boue, laver aussi leurs yeux, et cela suppose de renverser les colonnes du temple, de jeter à bas les piliers jugés pourris de la politique, de la morale, de la culture. Bien sûr, le mouvement surréaliste, sur le plan artistique, plonge ses racines dans l’élan de modernité entrepris avant-guerre et dont Apollinaire était à la fois l’oracle et l’aurige. Mais pour en comprendre la violence et la détermination, il faut l’inscrire dans l’esprit d’après-guerre. D’où la pertinence en 2020 de relier ces centenaires et de relire, à chaque bout du spectre, tant Genevoix que Breton.
Éclats des coups et coups d’éclat
À la disparition d’Apollinaire en 1918, « l’esprit nouveau » qu’il avait insufflé dans l’art, et l’avant-gardisme « surréaliste », selon son mot, de ses spectacles de théâtre total mêlant peinture et musique, sont orphelins. Tandis que Duchamp et Picabia déboulonnent à New York l’art conventionnel bourgeois, qu’Arthur Cravan les boxe dans sa revue Maintenant et que Tzara fait ruer Dada à Zurich, à Paris les jeunes Aragon, Soupault et Breton attendent leur heure en s’électrisant de ces courants et de leurs lectures de Jarry, Rimbaud, Lautréamont, ou des Lettres de Guerre de Jacques Vaché, tenant lui aussi d’un « esprit nouveau » qui marqua tant Breton, météore de 23 ans réchappé des balles mais pas d’une boulette d’opium. Le trio fait ses vrais débuts dans la revue Nord-Sud de Pierre Reverdy – autre grand précurseur – quand, dans l’explosion que constitue la parution du Manifeste Dada 18, une étincelle de Tzara active leur mèche : « Il y a un grand travail destructif, négatif à accomplir. »
Galvanisés, ceux que Valéry nomme « les trois mousquetaires » (quatre comme il se doit avec Eluard) fondent dès le début 1919 la revue Littérature, qui sera leur rampe de lancement jusqu’à 1924. Portée par un idéal poétique révolutionnaire, soutenue par l’actif Picabia, vite contrôlée par Breton mais alimentée par des recrues telles Desnos, Crevel, Man Ray, elle veut en découdre à coups de provocations retentissantes contre le conformisme et propulse ses turbulents « papillons » dans le ciel de Paris, avec la contribution graphique de Duchamp, Max Ernst, Picasso, Masson ou De Chirico. Un groupe prend forme à défaut de nom. Il a pour boussole Les Champs magnétiques de Soupault et Breton, « première œuvre purement surréaliste », dira celui qui va en devenir le chatouilleux patron. C’est surtout la première production délibérée, revendiquée, théorisée de textes automatiques en poésie, et c’est au fond par là principalement que l’œuvre fait date. D’ailleurs plus comme le nouveau jalon d’une très longue histoire que comme une découverte.
Invention ou réinvention ?
Que le surréalisme s’invente en 1920 ne signifie pas qu’il invente de toutes pièces. Ni que l’impulsif Breton ait tout impulsé. À travers le soin apporté par la BNF à présenter, parmi les trésors qu’elle conserve, les documents les plus parlants et éclairants sur l’époque, on peut objectivement se convaincre que des décombres de l’apocalypse ont ressurgi ces vivaces lignes de force dont, heureuse convergence, l’exposition Hypnose à Nantes met bien en perspective toute l’importance***. Pour les surréalistes, tout commence donc avec Les Champs magnétiques, premier pôle retenu ici ; Nadja est le second, l’intérêt étant bien sûr de voir ce qui circule entre les deux. La Grande Guerre n’a pas qu’imprégné à jamais de non-sens leur esprit : elle les a aussi fascinés. Aragon et Breton sont de formation médicale, Soupault est fils rebelle de médecin et leur regard sur le cataclysme, tout hanté qu’il soit d’images insoutenables, conserve une distance clinique nourrie d’un intérêt marqué pour les expériences de Charcot et la psychanalyse de Freud, ainsi qu’instruit par la psychiatrie de guerre et les supports prothétiques des pratiques réparatoires dont l’étrangeté a frappé aussi Chirico. Automatique devient d’autant plus leur maître-mot qu’il établit un lien, fécond pour l’imaginaire, entre les réflexes conditionnés du pantin de guerre et le comportement inconsciemment mécanique du sujet en état de sommeil hypnotique, où excelle Desnos. La volonté de voir là une recherche essentiellement poétique, une exploration de ce qui déclenche, libère et meut l’acte créatif, ne doit pas masquer que les excès auxquels ces expériences ont conduit – pratique du rêve éveillé ou de « l’amour fou » – ont pu mener leurs sujets aux limites extrêmes de l’équilibre mental, déterminant Breton à y mettre fin. « Je crois à la résolution future de ces deux états, en apparence si contradictoires, que sont le rêve et la réalité, en une sorte de réalité absolue, de surréalité, si l’on peut ainsi dire », écrit-il. Mais Léona Delcourt, inspiratrice de Nadja, finira internée après avoir failli, à ce petit jeu, faire un cadavre pas très exquis, tandis que Desnos, dans un état second, poursuivra soudain Crevel avec un couteau. Cette recherche requiert ici encore celle d’un spectaculaire jugé nécessaire à l’efficacité, comme du temps déjà des séances de Mesmer.
À bien y regarder, on s’aperçoit que toute l’importance du surréalisme des années 20 aura été d’être une puissante caisse de résonance pour une approche de la psyché et de la création qui en réalité lui préexiste et lui survit, et qu’il aura catalysé un temps par l’orgueilleuse volonté de Breton d’en faire la synthèse universelle comme il le proclame dans le Manifeste de 1924 : « Il tend à ruiner définitivement tous les autres mécanismes psychiques. » De Chirico, blessé sans doute par son éviction, n’était pas tendre à la fin de sa vie pour Breton : « Un garçon plutôt gros, qui se donnait beaucoup d’importance. » Mais c’est sans doute Julien Gracq, dont l’amitié n’aveuglait pas la finesse, qui a le mieux compris le rôle de « ré-accélérateur » joué par le surréalisme au début du XXe siècle de ce mouvement de fond qu’il perçoit très bien dans toute son amplitude et, pour sa part, sans sectarisme aucun. Aussi recommande-t-il de ne pas perdre de vue « l’aire d’attraction mal déterminée particulière aux phénomènes de magnétisme : le propre de ces lignes de force paraît être, après avoir « traversé », de se prolonger »****. Et de fait, ces lignes de force n’ont probablement pas fini de parcourir obscurément la création artistique.
L’invention du surréalisme. Des “Champs magnétiques” à “Nadja”.
Bibliothèque Nationale de France. Exposition maintenue, en attente d’ouverture.
* Maurice Genevoix, Les Eparges, 9 novembre 1978, archives ina (ina.fr).
** Porte-flamme de la mémoire, M. Genevoix fondera le Mémorial de Verdun, inauguré en 1967. Ami des arts, il inaugurera aussi le Musée d’art figuratif contemporain de Fontainebleau le 26 février 1977, honorant son fondateur Yves Leroux.
*** Exposition Hypnose, voir Id du 18 novembre 2020.
**** Julien Gracq, in : André Breton, quelques aspects de l’écrivain, éd. José Corti.
Ceux de 14, le témoignage de Maurice Genevoix sur l’horreur de la guerre.
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