De l’importance de tenir sa place dans la ville
A Paris, la Révolution n’a pas fait tomber que des barrières sociales et des têtes. Déclarés biens nationaux, près de 400 hectares de terrains et édifices – religieux pour l’essentiel – excitèrent la pioche des spéculateurs avant que les édiles n’y mettent bon ordre. Car ces brèches inopinées ouvraient dans la ville de nouvelles perspectives où l’esprit des Lumières pouvait se donner carrière. Le rêve d’une capitale digne de ce nom, aérée, claire, ouverte, salubre, attendait depuis si longtemps dans les cartons son heure et son homme…
Traditionnellement, échevins et ingénieurs du roi se donnaient la main pour créer des ponts, des quais, des percées, des halles et, bien sûr, des Places Royales. Matrices de l’aménagement urbain,ces places offraient beaucoup d’avantages : image du pouvoir royal, elles imposaient le respect ; majestueuses, elles magnifiaient la ville et suscitaient la fierté ; lieu de rencontre et de promenade au grand air, elles inspiraient la gratitude envers le «bon roi» soucieux du bien-être de ses sujets ; structurantes enfin, elles favorisaient la circulation et la vitalité économique. Henri IV en avait décidé deux (l’actuelle place des Vosges et la place Dauphine), Louis XIV aussi (places des Victoires et Vendôme), Louis XV en offrit une (mais de huit hectares), l’actuelle Concorde. On avait bien proposé à Louis XVI, avant 1789, d’abattre la Bastille pour se gagner une place dans le cœur du faubourg. Un geste fort, symbolique, politique, stratégique aussi. Louis le Bienfaisant, s’il en comprit l’importance, n’en saisit pas l’urgence. Peut-être fut-il séduit par tant d’autres beaux projets, dont un le campait fièrement sur l’île de la Cité, cheval cabré et bras levé– figure qu’un autre saura habiter plus hardiment… La Bastille fut démolie et on en resta là pour un temps.
Le courant de l’histoire
Sur les décombres flottait, tenace, un fantôme de l’idée de place. Un visionnaire en tenait déjà un pan : Beaumarchais. Enfant du quartier, ami des financiers Pâris, administrateur de la Compagnie des Eaux qui amenait l’eau de Chaillot, brasseur d’affaires en tout genre, il conjecturait un développement à l’est et se construisait une somptueuse demeure au pied même de la Bastille. De crainte d’être entraîné dans sa chute, il obtient d’en surveiller la démolition, lancée par LaFayette ; grand patriote, il donne des pierres au Pont de la Concorde, grand opportuniste, il en distrait pour construire son Théâtre du Marais ! Louis XVI avait eu à propos du Mariage de Figaro cette phrase étrangement prémonitoire : « C’est détestable ; cela ne sera jamais joué. Il faudrait détruire la Bastillepour que la représentation de cette pièce ne fût pas une inconséquence dangereuse. » Coup de théâtre de l’histoire, voilà la situation prête à se retourner contre l’auteur ! Menacé de tout perdre, Beaumarchais tentera, en vain, de vendre sa maison au seul homme capable d’en comprendre la position clé, et dont tout trahit l’envie de transformer Paris au pas de charge : Bonaparte.
« Ce siècle avait deux ans ! (…) Déjà Napoléon perçait sous Bonaparte »*…
Preuve qu’ils eussent pu s’entendre, l’Empereur reconnaîtra que « Le Mariage de Figaro, c’est déjà la Révolution en action ». Et l’action, il connaît.En 1800, après le coup d’État, le Premier Consul voit très loin et va très vite. Paris à ses yeux ne doit pas être seulement la capitale de la France, mais celle de l’Europe, de l’Empire Français. Pour moderniser une ville, il faut une volonté, un plan, des talents, des moyens. L’homme pressé ordonne, l’intendance suit. Pourquoi perdre du temps puisque, depuis 1794, le Plan des Artistes a déjà tracé les grandes lignes, dont l’axe Est-Ouest qui relie la Place du Trône-Renversé (Nation) au Louvre, tel ledecumanusdes villes romaines ? L’attaque en 1801 porte sur deux fronts : les Tuileries, où il s’installe, et… la Bastille ! Pas besoin de lui faire un dessin : faire de la Bastille une place, c’est la reprendre à lui seul, avec toute sa charge symbolique. Au point qu’il persiste à y vouloir ériger l’Arc de Triomphe, projet qu’on aura bien du mal à lui faire oublier. A trois ans près, Beaumarchais eût savouré ce triomphe, dont l’apoplexie l’a privé. A la place de l’Arc, Bonaparte veut un éléphant-fontaine. Plusieurs dessins sont réalisés et une maquette géante est installée sur site, en attendant. Il aime les percées et les fontaines, et choisit les architectes Percier et Fontaine. Pour le style, ce sera beau comme l’antique ; c’est la mode et le petit César en a goûté la grandeur en Italie et en Égypte. Absolutiste qui construit sa légende, il voit en Paris son théâtre. Urbaniste, il entend joindre le beau à l’utile. Administrateur né, il privilégie les «édifices d’utilité » : abattoirs, marchés, quais, ponts (ceux d’Austerlitz, de la Cité et des Arts) et fontaines.
Paris sur l’avenir
Sa grande préoccupation est de donner l’eau aux Parisiens, qu’il veut aussi remettre au travail. Avec Beaumarchais, on pompait l’eau de la Seine à Chaillot pour la distribuer jusqu’en amont. Une eau sale de sa traversée de Paris. Bonaparte a plus de bon sens : depuis Colbert existe le projet de capter l’Ourcq pour alimenter la capitale à l’est ; il en ordonne aussitôt l’exécution, et l’eau pure débouche… à la Bastille (si possible crachée par son éléphant), avant d’abreuver le cœur de la ville. A Chaillot, il voit plutôt un vaste palais, pour lui, les siens et ses collaborateurs. Les inséparables Percier-Fontaine s’y attellent, tout en poursuivant l’axe majeur par la percée Rivoli qui doit rejoindre les Champs-Élysées, couronnés par l’Arc de Triomphe. Resté à l’état de plan du fait de la chute de l’Aigle, ce futur palais de l’Empire devait former une vaste cité administrative avec son prolongement, rive gauche, par l’axe Champs de Mars-École Militaire. L’emprise de ce plan se superpose presque exactement au paysage qu’on voit aujourd’hui du Palais de Chaillot ! Ce n’est pas, de loin, le seul exemple de la justesse de vues de Napoléon pour Paris. L’audacieux Rambuteau, qui a tout appris avec lui, et le plus hardi encore Haussmann sauront retrouver, pour diriger leurs percées, les bottes à la Souvaroff de l’Empereur, que le podagre Louis XVIII était bien incapable de chausser…
* Victor Hugo,Les feuilles d’automne,1831.
Napoléon et Paris : rêves d’une capitale
Musée Carnavalet-Histoire de Paris
Exposition enrichie de 134 gravures, 53 peintures, de dizaines de plans d’architecture, de costumes, de maquettes…
Autre exposition au même endroit, complémentaire et passionnante, notamment sur le rôle de Talleyrand pour ramener la France vaincue à la table des négociations :« Le Congrès de Vienne, l’invention d’une nouvelle Europe, de Paris à Vienne, 1814-1815».De nombreuses caricatures d’époque se révèlent très parlantes, autour de documents exceptionnels prêtés par les Archives du ministère des Affaires étrangères, accompag nés d’éclairants entretiens filmés de Jérôme Clément, Laurent Fabius, Hubert Védrine et Dominique de Villepin.
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