Situation
– Un patient se présente, plein de colère vis-à-vis de son praticien traitant qui a dépulpé et préparé plusieurs dents saines afin de poser un bridge. Le litige porte sur des douleurs post-endodontiques, le manque d’information sur le choix du traitement, la rapidité d’exécution, l’absence de propositions alternatives… À l’examen, le patient ne présente pas de prothèses provisoires sur les dents préparées, la gencive est tuméfiée, et, à la lecture des radiographies, des lésions apparaissent aux apex de dents traitées.
– Le patient insiste pour que je calme ses douleurs et poursuive le traitement.
– Je suis gêné par ce plan de traitement que je n’aurais jamais proposé. Je me questionne : suis-je tenu de prendre en charge ce patient ? De poursuivre un plan de traitement auquel je n’adhère pas ? Dois-je refuser et le réorienter vers son praticien traitant ? Quel geste d’urgence puis-je réaliser sans engager ma responsabilité sur les soins litigieux ? Quelle information puis-je donner au patient sans trahir la situation clinique et sans critiquer mon confrère ? Et… si cette situation m’orientait vers une prise en charge, comment puis-je assurer au patient, à mon confrère et à moi-même une démarche éthique et conforme à la déontologie ?
Réflexions Docteur Matthieu GROSBORNE
Chef de clinique –Assistant des hôpitaux, UFR d’odontologie, Faculté de santé – Université Paris Cité
Service de médecine bucco-dentaire du GH Henri Mondor
Il n’est pas rare de recevoir en consultation un patient qui souhaite obtenir un second avis, situation qui peut être inconfortable lorsque la thérapeutique pour laquelle nous opterions diffère de celle proposée par le premier praticien.
Mais dans ce cas précis, lorsqu’un patient consulte alors qu’il a déjà été traité par un confrère et que ce traitement ne lui convient pas, la situation est encore plus délicate et nécessite de rester le plus confraternel possible.
Il faudra tout d’abord comprendre les causes d’insatisfaction du patient et l’informer d’une manière très factuelle sur son état de santé constaté, sans émettre d’avis critique sur le travail du confrère.
Je lui suggérerais, dans un premier temps, de consulter de nouveau son praticien avec les éléments d’information que je lui aurais présentés lors de ma consultation. Ce dernier aura ainsi peut-être une nouvelle solution à lui proposer.
Si le patient ne souhaite plus consulter le confrère ou qu’aucune solution satisfaisante ne lui a été apportée, je le prendrais en charge en écoutant ses doléances sur le plan strictement médical.
Il faudra tout d’abord faire un état des lieux de la situation au jour de la consultation en réalisant des radiographies, un examen clinique complet, des photographies intrabuccales afin de se protéger de toute situation conflictuelle par la suite sur les soins précédemment effectués.
Un temps de réflexion suffisant devra être laissé au patient en vue d’obtenir son consentement.
Avant de débuter les soins, il faudra s’assurer qu’il a bien compris la situation et constituer un dossier médical complet avec tous les documents nécessaires à la justification des choix thérapeutiques et le devis relatif au traitement signé.
Il est de notre devoir de soignant de ne pas abandonner le patient et de le soulager, mais la prise en charge d’un patient en cours de litige ne s’effectuera dans de bonnes conditions qu’après avoir obtenu sa confiance et dans le cadre d’une relation praticien-patient saine.
Dans ce genre de situation, le patient a souvent déjà engagé des frais conséquents et une limite de budget peut nous conduire à faire des compromis sur le plan de traitement optimal, à condition que celui-ci respecte tout de même les données acquises de la science.
L’article R4127-267 du Code de la santé publique a ses limites, car un patient aura forcément plusieurs praticiens au cours de sa vie.
Et lorsque le patient consultera un nouveau praticien, celui-ci devra composer avec les soins effectués par le précédent confrère. Cette continuité de prise en charge devant s’effectuer dans un esprit le plus confraternel possible.
Réflexions Professeur Jean-Paul MARKUS
Professeur à la faculté de droit de l’Université de Versailles-Paris-Saclay
L’article R4127-267 du Code de la santé publique interdit à un chirurgien-dentiste de « poursuivre les soins exigés par l’état (du patient) lorsque ces soins sont de la compétence du chirurgien-dentiste traitant », à moins que le patient en fasse « la demande expresse ».
Rien ne lui interdit donc de le prendre en charge, le principe de libre choix du praticien étant préservé (art. R4127‑210), tout comme le devoir de soigner toute personne qui fait appel à ses soins (art. R4127‑211). Le dentiste est d’autant plus tenu d’accueillir ce patient qu’il est en souffrance. Toutefois, le Code de déontologie l’autorise à refuser toute prise en charge pérenne, par exemple parce qu’il n’accepte plus de patient supplémentaire ou parce qu’il a un lien spécifique avec le confrère critiqué (art. R4127-232). Il doit alors soulager les souffrances du patient, stabiliser son état et le renvoyer vers un troisième confrère.
S’il accepte une prise en charge plus pérenne, il faudra d’abord en informer le confrère, recueillir auprès de lui les informations nécessaires à la continuité des soins et, ensuite, naviguer entre plusieurs écueils.
Le premier de ces écueils serait un défaut d’information : informations sur l’état du patient et sur les causes de cet état et, ensuite, sur son choix thérapeutique. Il faudra lui expliquer en quoi et pourquoi ce nouveau traitement sera différent de celui entrepris par son confrère. L’ensemble de ces investigations et de ces résultats sera scrupuleusement transcrit.
Le deuxième écueil serait de verser dans la critique non confraternelle (art. R4127‑259), mettant en doute la compétence du confrère. Toute parole dénigrante sera immédiatement colportée par le patient et reprise contre le confrère dans le cadre d’un éventuel procès entre le patient et lui. Le confrère serait alors fondé à se retourner contre le nouveau chirurgien-dentiste devant l’Ordre. En revanche, rien n’interdit à ce dernier d’évoquer face au patient une divergence d’appréciation, en proposant un traitement alternatif : la médecine dentaire n’est pas une science exacte. Informer un patient sur les raisons de l’échec du traitement d’un confrère peut conduire à critiquer les travaux de ce dernier, mais cela peut s’exprimer techniquement, de façon objective. Attention, il y a des chances que le patient, toujours plus procédurier pour le plus grand bonheur des juristes, pousse son nouveau praticien à la critique.
Un troisième écueil serait de poursuivre le traitement précédent auquel le nouveau chirurgien-dentiste ne croit pas. S’il pense mener le patient vers des souffrances injustifiées, voire des soins dangereux, il sera, en cas de problème, responsable à hauteur de l’aggravation du mal. Il se trouvera alors avec le confrère précédent face au même adversaire devant le juge, à se renvoyer les torts à grand renfort d’expertises coûteuses.
Enfin, si le patient a déjà engagé des frais considérables dans les soins précédents et n’a plus les moyens pour le traitement que son nouveau praticien lui propose, le devoir de ce dernier est de soigner l’urgence, d’apaiser les souffrances et de proposer une autre stratégie moins onéreuse, mais qui reste conforme aux données acquises de la science.
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