Situation
- Depuis un an, je soigne une patiente de 72 ans qui me propose chaque semaine par téléphone d’aller à la piscine avec elle. Je lui ai déjà expliqué que je ne le souhaitais pas.
Pourtant, elle devient de plus en plus insistante ! - Un patient de 36 ans, lui, désire être reçu à mon cabinet chaque semaine depuis deux ans, alors que son état bucco-dentaire ne l’exige pas. J’ai cédé deux ou trois fois, mais le voici maintenant menaçant au point que je crains de le revoir.
- J’ai le sentiment que certains patients mettent une pression sur mon assistante ou sur moi au point que j’en éprouve un stress quotidien.
- Comment dois-je réagir avec eux ? Faut-il cesser toute relation thérapeutique ou la conduire en étant plus ferme ? Puis-je me plaindre de leur attitude que je ressens comme du harcèlement ?
Réflexion du Professeur Antoine Pelissolo
Professeur des Universités – Praticien hospitalier
Chef de service de psychiatrie – APHP Groupe Henri Mondor
Le terme harcèlement renvoie en fait à des réalités très variées, comme l’illustrent bien ces quelques exemples.
Un soignant, quel qu’il soit, est protégé en partie par son statut professionnel, mais peut être aussi très exposé et vulnérable face à des « personnalités difficiles » qui tentent de sortir du cadre de la relation thérapeutique normale. Il se trouve alors potentiellement tiraillé et en conflit de valeurs entre son devoir d’assistance et la nécessité de se protéger lui-même. Comme souvent dans ce type de situation complexe, au moins deux précautions doivent aider à adopter l’attitude la plus adéquate :
– ne pas réagir « à chaud », notamment sous l’influence de la peur, de la colère ou de toute autre émotion compréhensible mais à risque ; il s’agit donc de différer la réponse, ou de décaler un rendez-vous par exemple, pour prendre le temps d’élaborer la réaction la plus adaptée en évitant toute tentative de manipulation de la part du patient ;
– ne pas rester seul face au problème, en partageant autant que possible la difficulté de la situation avec un collègue ou tout autre professionnel pouvant apporter à la fois sa propre réflexion sur le problème rencontré et une aide éventuelle en cas de besoin de témoignage, voire d’assistance.
La réponse dépendra bien sûr de la situation, mais il faut rappeler le principe selon lequel tout praticien peut se désengager d’une relation de soins s’il estime ne pas pouvoir l’assurer dans de bonnes conditions, en veillant cependant à ce que le patient ne se retrouve pas sans prise en charge (il y a donc obligation de l’orienter vers un autre praticien si son état le nécessite).
Cela peut paraître relativement simple, mais ce qui l’est moins en pratique est la prise de conscience de l’anomalie de la relation thérapeutique qui peut se développer de manière insidieuse et entraîner le praticien dans des aménagements forcés pour tenter de répondre, de bonne foi, aux demandes plus ou moins manipulatoires du patient. Toutes les formes d’échanges de pratique, de supervision ou de collégialité prennent là toute leur importance.
Réflexion du Docteur Alain Zerilli
Maître de conférences à la Faculté de chirurgie dentaire de Brest
Ancien Doyen
Par ses conséquences individuelles potentiellement dramatiques, mais également du fait d’enjeux sociétaux de plus en plus pressants, la notion de harcèlement s’est imposée dans le débat national.
Le harcèlement peut se définir comme un comportement répétitif, inscrit dans la durée, générant chez la victime des sentiments de mépris, de mise à l’écart, de disqualifications personnelle et professionnelle [1], à l’origine d’une grande souffrance aux conséquences individuelles très souvent désastreuses.
La notion de harcèlement a été introduite dans la loi du 17 janvier 2002 dite « loi de modernisation sociale » [2], suivie par un certain nombre de modifications successives du Code pénal. En ce sens, l’article 222-33-2 précise que « tout type de comportements répétés, itératifs, susceptibles de porter atteinte à la dignité de la personne, d’altérer sa santé physique ou mentale ou d’obérer son avenir professionnel, est puni de deux ans d’emprisonnement et d’une amende de 30 000 € » [3].
La pénalisation des atteintes à l’intégrité physique et psychique de la personne est désormais un délit, appréhendé dans toute sa rigueur, au sens large et non plus réservé au harcèlement dans le seul cadre professionnel.
Dans l’exercice de ses fonctions, un chirurgien-dentiste doit une écoute attentive aux malades venus le consulter, leur porter assistance, leur prodiguer tous les soins nécessaires eu égard aux situations cliniques rencontrées. Il s’agit là d’obligations légales autant que déontologiques qui font l’essence même de toute profession médicale. Mais il peut, à ce titre, être lui aussi victime de harcèlement.
L’atteinte à l’intégrité physique et psychique de la personne est désormais un délit, appréhendé au sens large
En dehors de ce contexte réglementaire et technique, la pratique médicale est également une activité où la relation humaine occupe une place prépondérante, complexifiant d’autant les décisions que le praticien aura à prendre.
Les deux situations cliniques qui sont portées à notre réflexion, bien que toutes deux survenues dans un cadre professionnel, sont cependant d’approches bien différentes.
La démarche de la patiente de 72 ans est personnelle et n’entre pas dans le cadre du contrat de soin. Face à ce type de situation, le praticien pourrait alors, sans dommage réglementaire ou éthique, lui opposer un comportement ferme, voire un refus catégorique à ses avances.
Le cas du patient est plus difficile à trancher, car la décision du praticien se situe dans une zone frontière comprise entre la volonté personnelle, mais légitime, de se protéger et la nécessité, voire l’obligation, de soin :
– s’agit-il, de la part du patient, d’une franche démarche de harcèlement sans autre justification que celle de nuire au praticien ? Ce dernier est-il donc légalement et légitimement autorisé à se protéger et à protéger le personnel sous sa responsabilité ?
– son appréciation négative de la personnalité du « quémandeur » ne risque-t-elle pas d’occulter une réelle nécessité de soin, voire de la nier d’autorité et a priori ? Le refus de le prendre en charge serait alors en tout point contestable et fautif.
Il n’y a pas de réponse universelle et toute prête. La seule décision possible et acceptable sera celle que le praticien prendra en toute connaissance de cause et en tenant prioritairement compte, après un examen clinique attentif, complet et objectif, de l’intérêt supérieur du malade.
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