Une ébouriffante histoire saisie aux cheveux
Qui s’imagine, en maniant le peigne, obéir à des réflexes conditionnés de toute antiquité ? Et qui s’avise qu’on ne s’est pas toujours coiffé à sa guise, que des puissances supérieures ont très longtemps dicté et édicté des normes avant que la mode ne prescrive les siennes ? Plus fort encore, qui peut croire qu’on réussisse à tirer de ce mince fil – la saga du cheveu et du poil – un tel écheveau d’inaperçu culturel, rendant compte de tout ce qui se tient à notre insu derrière nos regards d’Occidentaux sur la pilosité ? C’est pourtant cette histoire, millénaire, que brosse brillamment le musée des arts décoratifs, piquant de surprises et d’épis d’humour une foison de plus de six cents œuvres, belles, insolites ou spectaculaires.
Si de nos jours l’audace capillaire a repris du poil de la bête, on découvre qu’au départ c’était justement de la bête, hirsute et velue, que tout être civilisé devait se distinguer – encore que Grecs et Gaule chevelue aient eu là-dessus leur opinion. Au fil du temps, ce soin de soi est devenu mise en scène de soi, art du paraître aux codes stricts*, avant d’évoluer en construction de son image, voire en porte-parole de ses messages identitaires. Bon chic, mauvais genre, modernité, rébellion, tous les styles et convictions s’affichent et s’affirment ainsi, chignon banane ou garçonne, choucroute ou lâché hippie, négligé étudié ou crête punk, etc. Mais, au regard des siècles, faire ce qu’on veut avec ses cheveux apparaît étonnamment, comme le bonheur pour Saint-Just, « une idée neuve en Europe ». Ici encore, il y du romain là-dessous et des continuités culturelles qui, mises à nu par l’art, montrent un visage étroitement maîtrisé parce qu’il se veut message, celui de monarques occidentaux qui autoritairement modelaient la mode à leur image du monde.
Toute une symbolique autour du port du poil
Globalement, une apparente aversion pour le poil s’enracine dans l’antiquité latine qui entend dompter ce stigmate du « barbare » comme en attestent les bustes, monnaies, peintures où la barbe est rare et le cheveu discipliné, et les écrits des premiers historiens. César dans la Guerre des Gaules a d’ailleurs une façon amusante d’évoquer en quelque sorte à rebrousse-poil une moustache ignorée de Rome et apanage des guerriers celtes : il décrit les grands bretons comme « entièrement rasés dans toutes les parties du corps, à l’exception de la tête et de la lèvre supérieure », preuve que cet ornement est étranger à ses usages. De même, les Gaulois ramenés captifs sont toujours représentés joues rasées et porteurs d’une moustache aussi abondante que leur chevelure séparée par masses. Il est évidemment tentant de voir là, de la part de ces vaincus, une marque de superbe, un refus d’abdiquer toute fierté, une volonté de relever leurs crêtes-de-coq jusque devant les fourches caudines. C’est la glorieuse vision que prétendront ressusciter bien plus tard les artistes du Second Empire dans la figure d’un Vercingétorix mythifié autant que populaire. Et il faut reconnaître que, du mousquetaire au hussard, au costaud de foire et au sportif en maillot, la moustache en croc semble toujours là pour défier son monde, comme un vieux signe de force, de bravoure, d’orgueil insoumis. Quant à la barbe, sauf à Rome – et encore –, elle joue partout dans le monde antique ce rôle de marqueur viril et guerrier tout en constituant une image de sagesse, d’expérience qui sied aux philosophes et religieux et que conserveront les Grecs, les Byzantins et nombre de pays d’Orient. Après les brassages des « grandes invasions » et la chute de Rome, les empereurs d’Occident devront composer avec cette image vénérable et majestueuse pour imposer sur tous les fronts leur autorité. Leurs successeurs briguant un empire européen, Charles Quint, Henry VIII et François 1er, s’aligneront sur son port pour candidater. Le dernier roi de France à l’arborer fournie, et le plus populaire d’ailleurs, est Henri IV, son fils se contentant de la fine « royale ». L’effigie semble figée néanmoins : le poil c’est la virilité, la force, la puissance guerrière, l’autorité. Le cheveu aussi, dans sa beauté et sa vigueur. Seulement, il lui arrive de tomber. Il faut alors tout revoir, quitte à en appeler, de nouveau, au style romain.
De la cour à la rue, le message passe
Entre la royale de Louis XIII et celle de Napoléon III s’étend un très long âge de glabres. On ne règne plus du menton mais de la tête ; du chef, comme on le dit bien. Le roi Soleil, déplumé très jeune, brille par ses imposantes perruques et la cour se plie à l’usage comme déjà sous son père, qui regrettait sa belle chevelure portée longue contre les us du temps. Pour les femmes, c’est le début d’une folle aventure capillaire, à la fois assujettissante et libératrice. Quoique débarrassées du voile imposé longtemps encore après le Moyen Âge, leurs coiffures restaient comme elles, lisses et sages comme une image. Mais face à un roi empanaché d’opulentes boucles ruisselantes, on peut s’en donner à cœur joie et rivaliser d’audace. C’est alors la naissance, fondamentale pour la suite, des coiffeurs. Ce sont de véritables artistes, plus encore que les perruquiers, artisans attachés à fabriquer des coiffes moins étouffantes et incorporant toujours plus les cheveux naturels récupérés par tout le royaume. On coupe, on frise, on crante, on crêpe, on multiplie les rouleaux, les serpenteaux, les pendeloques et les rubans. La marquise de Sévigné en est dès six heures du matin tout ébouriffée, « hurlupée », écrit-elle. De là, la coiffure à « l’hurluberlu » qui fait fureur, déclenchant un torrent d’inventivité et de surenchères encouragées au sommet : on peut devenir favorite pour une jarretière nouée à la hâte au cours d’une chasse échevelée. C’est le cas de la Fontange, qui inaugure ce jour-là la coiffure du même nom, base d’extraordinaires constructions à étages et armatures d’archal, sans cesse perfectionnées jusqu’aux extravagants « poufs » de Marie-Antoinette et aux alambiquées coiffures « à la girafe », en tire-bouchons ou « à la Pompadour » du XIXe siècle.
Derrière cette vague de créativité qui saisit bientôt toute l’Europe, on retrouve l’intérêt colbertiste, bien compris de ses successeurs, pour une production manufacturière d’un luxe à la française qui génère quantité d’objets précieux, de métiers d’art, et de recettes. Les grands noms de la coiffure, la Martin, le barbier La Vienne, plus tard Larseneur ou Léonard Autié sont les étendards d’un savoir-faire si uniment et continûment reconnu depuis cet âge d’or que leurs héritiers lointains, les Guillaume, Antoine, Alexandre ou les sœurs Carita, peuvent encore au XXe siècle se réclamer de leur prestige, s’inscrire dans cette tradition d’excellence. Aujourd’hui, haute coiffure et haute couture restent indissociables ; portées par la pub, mitraillées sur les podiums et servies par d’inspirés créateurs invités de cette exposition, elles continuent de donner le ton « d’en haut ». Mais la rue aussi donne désormais l’humeur et la couleur, dans un arc-en-ciel d’ailleurs très codé. Barbes et barbiers y refleurissent après une longue éclipse, avec toutefois un contrôle millimétré : pas question de donner dans les broussailles d’un Marx ou les ténèbres d’un Landru. Hormis les hispsters, les rugbymen rustiques et les poètes hors temps, la barbe en vogue est courte, un poil mâle et rebelle mais sans excès.
Quant au reste du corps, on fait le ménage ; depuis longtemps pour les femmes, peu à peu pour ceux qu’influencent les sportifs de calendrier lisses comme galet : la « moquette » sur le torse ou les épaules, très peu pour eux – et pour elles. On songe à l’appréciation des hommes qu’a l’Hélène de Giraudoux : « C’est agréable de les frotter contre soi comme de grands savons. On en est toute pure. » La sensualité de la toison ne fait pas moins les délices d’artistes qui aujourd’hui se saisissent du cheveu comme d’une étoffe aux ressources stupéfiantes autant qu’inépuisables et qui, troublant avec audace nos rapports au naturel et au culturel, s’interrogent sur un futur ou il serait non plus seulement parure mais vêture.
DES CHEVEUX ET DES POILS
Exposition du Musée des Arts décoratifs
Jusqu’au 17 septembre
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