Situation
Je travaille dans un cabinet dentaire où exercent plusieurs chirurgiens-dentistes. L’un des confrères l’a quitté pour créer son propre cabinet. Certains de ses patients ne l’ont pas suivi et je suis amené à assumer la continuité de leurs soins. Cependant, je découvre que mon confrère a fraudé l’Assurance maladie dans certains dossiers de ses patients bénéficiant de la CMU. Il a notamment codé, sans les réaliser, des couronnes sur des dents absentes ou sur des dents saines. Je connais mes devoirs de confraternité, mais je désire être en situation où rien ne me sera reproché sur le plan de l’éthique.
Puis-je ne rien dévoiler de la situation que j’ai découverte ? Dois-je dénoncer mon confrère à l’Ordre ou à la Sécurité sociale ? Comment réagir si l’un des patients concernés me questionne ?
Réflexions du Docteur Jean-Marc Richard
Vice-président du Conseil national de l’Ordre des chirurgiens-dentistes
Tout d’abord, qui est lésé ?
– En premier lieu les patients : ils sont l’instrument de manœuvres frauduleuses et risquent des difficultés lors de soins ultérieurs.
– Ensuite, l’Assurance maladie, qui a versé indûment des honoraires pour des actes fictifs.
– Par voie de conséquence les cotisants.
– Le praticien lorsqu’un patient aura besoin d’un soin ou d’une couronne, déjà cotés par un confrère.
– La profession qui voit son image altérée.
Que disent les textes ?
Dans le Code de la santé publique, le Code de déontologie fixe les devoirs du chirurgien-dentiste, en général, envers les patients, envers les confrères.
Au service de l’individu et de la santé publique (art. R. 4127-202), il doit s’abstenir, même en dehors de sa profession, de tout acte de nature à déconsidérer celle-ci (art. R. 4127-203).
Il doit mettre son patient en mesure d’obtenir les avantages auxquels il a droit
(R. 4127-234) et limiter ses prescriptions et ses actes à ce qui est nécessaire à la qualité et à l’efficacité des soins
(R. 4127-238).
Il ne doit ni calomnier un confrère, ni médire de lui, ni se faire l’écho de propos capables de lui nuire dans l’exercice de sa profession (art. R. 4127-261).
Le devoir de confraternité comporte la possibilité d’une conciliation devant le président du conseil départemental en cas de différend d’ordre professionnel (art. R. 4127-259).
Le Code de la Sécurité sociale confie à la juridiction ordinale (section des assurances sociales) les « fautes, abus, fraudes et tous faits intéressant l’exercice de la profession » (art. L. 145-1).
Le Code pénal définit l’escroquerie, punie de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 € d’amende (art. 313-1 et suivants).
La convention avec les caisses d’assurance maladie prévoit l’intervention de la commission paritaire en cas de non respect des règles conventionnelles (§ 7.3).
Que faire ?
Dans le cas exposé, il me semble que le praticien devrait prendre contact avec le confrère qui a quitté la structure, pour lui soumettre le problème : le simple fait de savoir qu’un autre est au courant de ses agissements pourra lui faire changer ses pratiques.
Le signalement auprès du praticien conseil sous pli confidentiel semble inévitable.
Si un patient pose des questions, l’exercice sera difficile entre son devoir de confraternité et celui d’information de son patient. Il conviendra d’observer une grande prudence dans les propos. Afin de préserver sa propre responsabilité, un examen initial précis de chacun des patients précédemment traités par le confrère est indispensable (schéma dentaire précis, radiographie panoramique, radiographies rétro-alvéolaires, éventuels moulages).
En tout état de cause, je conseille au praticien de se rapprocher du président de son conseil départemental de l’Ordre, qui pourra d’autant mieux le conseiller si son ancien associé exerce dans le même département.
Réflexions du Professeur Patrick Morvan
Professeur à l’université Panthéon-Assas. Codirecteur du Master 2 de criminologie.
Indépendamment du risque de poursuites pénales du chef d’escroquerie ou de faux, les professionnels de santé libéraux s’exposent à des pénalités administratives infligées par le directeur de la caisse locale d’Assurance maladie (jusqu’à une fois le montant du plafond de la Sécurité sociale, soit 3 269 € en 2017) lorsqu’ils commettent une série de manquements, notamment lorsqu’ils ont « obtenu ou tenté d’obtenir, pour eux-mêmes ou pour un tiers, le versement d’une somme ou le bénéfice d’un avantage injustifié en ayant :
a) présenté ou permis de présenter au remboursement des actes ou prestations non réalisés ou des produits ou matériels non délivrés ;
b) procédé au détournement de l’usage » d’une carte Vitale. Est également punissable le fait d’avoir entravé les activités de contrôle par l’absence de réponse ou la fourniture d’une réponse fausse ou abusivement tardive à une demande émanant d’un organisme d’assurance maladie ou du service du contrôle médical (Code de la Sécurité sociale, art. R. 147-8).
Le montant maximum de la pénalité est porté au double des sommes indûment présentées au remboursement ou à quatre fois le plafond de la Sécurité sociale (13 076 €) en cas de « fraude ». Celle-ci se déduit notamment de l’établissement ou de l’usage d’un faux (défini comme « toute altération de la vérité sur toute pièce justificative, ordonnance, feuille de soins ou autre support de facturation permettant l’obtention de la prestation en cause ») (CSS, art. R. 147-11-1).
Le montant maximal de la pénalité est porté à 300 % des sommes en cause en cas de « fraude commise en bande organisée », à savoir lorsque « deux ou plusieurs acteurs s’entendent pour agir de façon organisée dans le but conscient et commun d’en retirer directement ou indirectement un profit matériel ou financier » (CSS, art. R. 147-12).
Par-dessus tout, les caisses d’Assurance maladie sont fondées à répéter le montant des prestations sociales indûment versées auprès des praticiens qui ne respectent pas les règles de tarification ou de facturation des actes professionnels, médicaments, produits, dispositifs médicaux ou prestations de services remboursables (CSS, art. L. 133-4).
En l’état actuel des textes, un chirurgien-dentiste confronté à la situation décrite, qui n’est bien entendu pas associé au projet frauduleux (découvert a posteriori lors de la reprise de patients) et qui se conforme lui-même aux règles de facturation, n’est pas répréhensible s’il s’abstient de dénoncer de sa propre initiative son confrère indélicat. En revanche, il serait tenu de répondre avec sincérité et diligence à une demande à ce sujet émanant d’un organisme d’Assurance maladie ou du service du contrôle médical.
Dans le même esprit, le Code pénal (art. 434-4) punit de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 € d’amende le fait de détruire, soustraire ou altérer un document de nature à faciliter la découverte d’un délit et la recherche des preuves. Le chirurgien-dentiste doit donc veiller à conserver dans son cabinet les éléments de nature à établir la fraude commise par son prédécesseur, afin de ne pas se rendre coupable d’une entrave à la manifestation de la vérité.
Quant aux questions des patients, libre au praticien d’y répondre ou de demeurer muet. Mais libre aussi aux patients d’exposer leurs doutes auprès des agents de contrôle de la caisse d’Assurance maladie qui pourra alors diligenter une enquête.
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