Les vers dentaires : mythe ou réalité ?

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire n°27 - 5 juillet 2023 (page 42-45)
Information dentaire

Pendant très longtemps, deux théories se sont disputé l’étiologie de la carie, la pituitaire des Anciens (action corrosive de la pituite, humeur censée descendre du cerveau) et la vermineuse (un ver rongeant la dent). Remontant en Mésopotamie au troisième millénaire avant notre ère, elle s’est accrue avec les Arabes du IXe au XIe siècle, mais on la retrouve également présente dans toutes les autres parties du monde.

En Europe, et plus particulièrement en France, au XVIe et XVIIe siècles, la théorie vermineuse est controversée avec la fumigation, traitement qui était préconisé pour faire disparaître les vers. Puis, à la fin du XVIIe siècle, le microscope fera découvrir des animalcules, tandis que simultanément apparaîtra l’hypothèse grandissante de l’éclosion possible dans les cavités carieuses d’œufs d’insectes venant d’une nourriture souillée.

Les fumigations

Au Ier siècle, Scribonius Largus avait conseillé, pour le traitement de la douleur dentaire, de faire des « fumigations, bouche ouverte, avec de la graine de jusquiame répandue sur des charbons, et de se laver la bouche immédiatement après avec de l’eau chaude ». « Parfois, en effet, ajoutait-il, il y a comme des petits vers qui sont chassés. » Cette description imagée ne fait toutefois pas de Scribonius Largus « l’inventeur » de la théorie vermineuse (fig. 1).

Les dénonciateurs des effets fallacieux de la fumigation

Francisco Martínez de Castrillo (c. 1525-1585), dentiste de Philippe II, déclare haut et fort : « Il n’y a pas de vers dans la carie, sinon que c’est une corruption qui se produit dans la dent comme dans d’autres parties du corps. […] On dit la même chose des engelures, des cancers du sein et des écrouelles qui sont des choses vivantes. » Pour en faire la preuve, il propose astucieusement de soumettre à des fumigations une jeune fille qui n’a pas de carie ou un enfant qui n’a pas encore de dent et dit : « Et vous verrez qu’il en sortira aussi des vers, et beaucoup de ceux à qui j’en ai parlé l’ont expérimenté » (1557).

Jacques Houllier, médecin (1498-1562), écrit en se référant à Scribonius : « Les gens du peuple sont convaincus des écrits des médecins anciens à propos de la fumigation avec des graines de jusquiame, ce qui est matière à beaucoup de fable. […] En vérité, de la graine chauffée s’envolent comme des petits vers, même si la fumée n’atteint pas la dent vermoulue » (1571).

Peter Lowe (1550 ?-1612 ?), chirurgien écossais, affine la pensée de Martínez en disant « qu’il n’y a pas de vers qui procurent la douleur : c’est seulement la corrosion du nerf par une humeur âcre, comme on peut le voir sur une dent extraite et cassée » (1612).

Enfin, très exactement deux siècles après Martínez, Jacob Christian Schäffer (1718-1790), botaniste et entomologiste, met un terme définitif à la production de vers par fumigation à l’aide d’un schéma savant (fig. 2), commenté ainsi : « Les graines de jusquiame et autres, enrobées dans des boules de cire tombant goutte à goutte sur un cautère placé sur un pot en terre, sautent avec une certaine élasticité en forme de vers qui sont attrapés dans l’assiette du dessous et le patient, sous l’effet narcotique de cette vapeur, croit que ce sont des vers tués qui sont tombés de sa salive dans l’assiette » (1757).

Ceux qui croyaient fermement à l’existence des vers et à leur recette pour les détruire

Ambroise Paré (1510-1590), chirurgien, assure que « les dents […] se pertuisent et corrodent, et par ceste pourriture, les vers s’engendrent ». « Et pour faire mourir les vers, ajoute-t-il, il faut appliquer choses caustiques, aussy piretre detrampé en vinaigre ou thériaque, sera aussi appliqué ail ou ognons ou un peu d’aloès » (1573).

Urbain Hémard (1548 ?-1592), chirurgien et médecin rouergat, prudent ou diplomate, sans doute pour ne pas réfuter Paré, déclare simplement : « Je n’ay peu rencontrer pour encores » (1582).

Jean Liébault (1535-1596), médecin et agronome, conseille : « Décoction de centaure, colocynthe, semence doignons, et de porreaux : par application dedans le creux de la dent, ou contre la dent » (1582).

D’après Gilles Arnaud, il « faut prendre l’Absinthe major seiche, mise en poudre ou bien avec la tige bruslée sur un rechault […]. Le Remède en est si souverain qu’il n’y a ver qu’il ne tue et ne le face tomber aussi tost » (1622).

Enfin, Lazare Rivière (1589-1655), professeur à la Faculté de médecine de Montpellier, est le premier à émettre l’idée d’un lien possible avec la nourriture : « Les vers engendrez dans les dents cariées […] sont produits de quelle matière que ce soit, retenue et pourrie dans les cavitez, soit qu’elle soit excrementicieuse ou produite des aliments sujets à la pourriture » (1660).

La révolution du microscope

Anton von Leeuwenhoek (1632-1723), drapier de profession, déclare les « animalcules vivants » observés à partir de sa plaque dentaire « plus nombreux que les hommes dans tout le royaume de Hollande » (1678). Ces animalcules seront les bactéries (fig. 3) de Willoughby D. Miller (1853-1907), responsables de la carie due aux acides produits par elles lors de la fermentation des sucres (1890).

Ces animalcules (fig. 4), plus petits que des vers, vont conduire certains à les confondre, d’autres à exploiter l’idée de Rivière que des vers puissent provenir de l’éclosion d’œufs d’insectes introduits dans la bouche par des aliments souillés. Certains vont même témoigner ou parfois décrire très précisément, voire dessiner des spécimens observés à l’œil nu. Et bien que perplexe, on ne peut qu’en déduire qu’il s’agissait de vrais vers.

Observations et descriptions des vers

En 1700, Nicolas Andry de Boisregard (1658-1742), titulaire de la chaire de médecine au Collège royal de 1717 à 1741, est à l’affût de tous les vers du corps. Il ne dessinera malheureusement pas ceux qu’il décrit ainsi : « Les Dentaires s’engendrent aux dents et se forment d’ordinaire sous une croute amassée sur les dents par la malpropreté. Ce ver est extrêmement petit et a une tête ronde, marquée d’un point noir, le reste du corps long et menu à peu près comme ceux du vinaigre. […] Les vers des dents causent aux dents une douleur sourde, assez légère, accompagnée de démangeaisons, ils rongent peu à peu les dents et y entretiennent beaucoup de puanteur. » Et Nicolas Andry de prescrire : « Le meilleur remède contre les vers des dents est de se tenir les dents propres, de se les laver tous les matins, et après les repas ; et s’il y a des croutes sur les dents, d’ôter ces écailles, ou avec un fer ou avec une goutte d’esprit de sel dans un peu d’eau. La racine de plantain mâchée est encore un bon remède. »

Carlo Musitano (1635-1714), médecin, prêtre et universitaire de Castovillari, écrit clairement que les vers sont apportés par des œufs de mouches ou autres insectes, introduits dans la cavité cariée avec de la nourriture souillée et qui éclosent avec la nourriture grâce à la chaleur de la bouche (1716).

Quant à Pierre Fauchard (1679-1761), visiblement partagé entre le pragmatisme d’Hémard (qu’il a beaucoup utilisé), et un respect diplomatique envers Andry et ses propres observations, il émet, comme Musitano, l’hypothèse d’une introduction d’origine externe. « Quelquefois, l’on trouve des vers dans les caries des dents, parmi le limon ou le tartre : on les nomme vers dentaires. Il y a des observations qui en font foi, rapportées par des Auteurs illustres. N’en ayant jamais vu, je ne les exclus, ni ne les admets. […] Mais je crois en même tems que ce ne sont pas ces vers qui rongent et qui carient les dents ; qu’ils ne s’y rencontrent, que parce que les alimens ou la salive viciée ont transmis dans la carie des dents des œufs de quelques insectes qui se sont trouvés avec ces alimens ; et que ces œufs étant ainsi deposez ont pu éclore » (1728, 1746).

Pour le Dictionnaire universel de médecine de Robert James (1703-1776), pas de doute, les vers sont bien apportés de l’extérieur : « Comme il n’y a point de partie dans le corps humain dans laquelle il ne puisse s’engendrer des vers, […] il n’y a point de raison qui puisse nous faire douter qu’il s’en forme dans les dents, puisque nous usons tous les jours d’alimens chargés de la semence de quelque insecte. Cela est encore confirmé par l’expérience, car ayant rompu des dents cariées après les avoir arrachées, on en a tiré des vers » (1746, Vol. 3).

Phillip Pfaff (1713-1766), dentiste du roi de Prusse Frédérique le Grand, n’a pas rencontré de vers dans les dents, malgré ses efforts, mais il en a vu « sur les gencives au-dessus des dents, particulièrement chez des personnes qui avaient l’habitude de manger de très vieux fromages » (1756).

Anselme-Louis-Bernard-Brechillet Jourdain (1734-1816), éminent chirurgien oto-rhino-maxillo-facial, relate un premier cas d’odontalgie vermineuse chez « une femme un peu avancée en âge ». Il note : « Je n’ai jamais trop ajouté foi aux vers des dents ; mais il faut se taire contre des faits. » Il expose ensuite le cas « d’un homme tourmenté par une odontalgie des plus cruelles et périodiques. […] À la fin, on racla la carie de la dent et le patient cracha dans le bassin un ver qui, en rapprochant la tête de la queue, fit plusieurs fois différents sauts, laissant voir dans la dent un trou considérable, par lequel il était sorti » (1778).

Carl Friedrich Ludwig Angermann (1770-1834), dentiste à Leipzig, dessine deux sortes de vers « représentés dans leur aspect naturel » (fig. 5), recueillis dans les cavités carieuses chez trois de ses patients. Ces vers sont la copie conforme d’un asticot (fig. 6).

Enfin, on peut rapprocher les asticots de Philippe Pfaff ou de Friedrich Ludwig Angermann en visionnant une vidéo sur Dailymotion (http://www.dailymotion.com/video/xquuaj_150-larves-d-asticots-dans-la-cavite-buccale_tech).

Elle date de mai 2012 et montre à l’hôpital de Parnamirim, au Brésil, l’extirpation filmée de plus de 150 larves de la bouche délabrée d’un patient de 84 ans, parkinsonien et atteint d’Alzheimer, présentant une nécrose de la cavité buccale. Le spectacle en est difficilement soutenable !

Conclusion

On a pris généralement les vers dentaires pour des agents maléfiques responsables de la carie et de la « rage » de dent si redoutable, et pour certaines civilisations, ils étaient des agents d’une punition divine (fig. 7). La fumigation, à côté des apparences de vers, a pu parfois en cacher de vrais. L’arrivée du microscope a stimulé la recherche de l’invisible et a fait découvrir les animalcules (futures bactéries), mais de vrais petits vers les ont côtoyés, d’où la confusion chez certains. Puis l’idée d’une introduction possible d’œufs d’insectes éclosant à l’abri d’une cavité carieuse a fait que des praticiens, loin d’être des charlatans, ont décrit des vers observés à l’œil nu. Ce qui souligne ainsi, s’il était besoin de le rappeler, le manque effarant d’hygiène jusqu’au dernier quart du XVIIIe siècle, destinant toute la population sans exception à vivre avec une vermine en tout genre.

Alors, de vers estimés « imaginaires », plus ou moins tacitement par bien des historiens, on passe à des vers possiblement « réels » capables d’habiter la cavité buccale. La vision saisissante du patient brésilien au XXIe siècle, aussi exceptionnelle soit-elle, du moins l’espère-t-on, est là pour en faire foi.

Pour en savoir plus :

https://www.biusante.parisdescartes.fr/sfhad/wp-content/uploads/ACTES/MADRID_2016/2016_05.pdf

Sous l’égide de

– Musée Virtuel de l’Art Dentaire (MVAD)

– Société Française d’Histoire de l’Art Dentaire (SFHAD)

– Association de Sauvegarde du Patrimoine de l’Art Dentaire

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