Situation
« Je reçois pour des soins dentaires à mon cabinet un adolescent âgé de 14 ans qui présente d’importantes plaies au visage. Il est accompagné par un membre de sa famille. Je le questionne, mais il reste silencieux.
Dois-je insister pour connaître l’origine de ces blessures ?
Puis-je questionner l’accompagnant ou contacter ses parents ?
Comment agir avec délicatesse et efficacité pour lui venir en aide s’il est sujet à une maltraitance ? Comment éviter de suspecter des sévices fictifs ? »
Réflexions des Docteur Martine Balençon
Pédiatre, Praticien Hospitalier, Expert près la cour d’Appel de Rennes
Professeur Michel Roussey
Pédiatre, Professeur Emérite des Universités, Expert près la cour d’Appel de Rennes
La maltraitance à enfant et adolescent est un problème majeur de santé publique. Selon une étude du Lancet parue en 2009, celle-ci concernerait 10 à 15 % de la population pédiatrique. Elle peut recouvrir des formes diverses qui se déclinent classiquement en violences physiques, violences sexuelles, violences psychologiques et négligences lourdes.
Au-delà des situations de maltraitance comme celle évoquée de façon caricaturale dans l’introduction, il existe, de façon plus fréquente, des cas de maltraitance plus difficiles à identifier ou des situations de risque qui autorisent aussi le praticien à se délier du secret professionnel pour en informer les autorités compétentes.
L’Observatoire National de l’Enfance en Danger (ONED) dénombrait en 2013, 273 000 cas de mineurs pour lesquels une mesure éducative était mise en place.
Le problème principal pour un praticien, qui a la charge des soins sur une population pédiatrique tout venant, est d’être en capacité d’évoquer puis de retenir ce diagnostic de maltraitance.
Ces situations existent quel que soit le milieu socio-économique dans lequel évolue le mineur.
L’incohérence entre les faits constatés et le mécanisme évoqué doit éveiller le doute. Le dialogue avec le jeune en dehors de la présence d’un tiers permet parfois d’approcher de façon plus fine les conditions de vie de celui-ci dans sa famille et les circonstances de survenue des lésions retrouvées cliniquement.
Pour ce qui est de la prise en charge initiale, il ne s’agit pas tant de colliger des signes cliniques complexes que d’accepter la réalité de faits de violence possible à l’égard d’une population vulnérable. Le praticien, quel que soit son mode d’exercice, est souvent en proie à un déni face à ces situations.
En cas de doute, il peut demander avis à une équipe pédiatrique rompue à ce type de prise en charge et se faire aussi aider par les services du Conseil général en charge de la protection de l’enfance en amont des décisions de saisine des autorités.
S’il est possible de rencontrer le jeune sans ses parents et de recueillir sa parole, il ne doit pas informer de la situation un tiers qui ne serait pas l’un des titulaires de l’autorité parentale.
Évoquer cette hypothèse diagnostique est de la responsabilité du praticien de terrain. Une fois celle-ci soulevée, il lui revient de transmettre les éléments qu’il a acquis dans l’exercice de ses fonctions et qui lui font présumer qu’une situation de danger existe. Il saisira alors les autorités compétentes en se déliant du secret professionnel conformément aux dispositions de l’article 226-14 du Code pénal.
Dans une situation urgente ou lorsque les violences subies ne lui semblent faire que peu de doute, le praticien pourra saisir le Procureur de la République du Tribunal de Grande Instance du lieu de commission des faits ou, s’il l’ignore, du lieu d’habitation du mineur par le biais d’un signalement judiciaire. Si la situation clinique laisse supposer une situation de risque et dès lors que l’alliance avec les parents est possible, le praticien transmettra un écrit à la cellule de recueil d’information préoccupante du Conseil général compétent afin de faire part de ses préoccupations et de ce qui les motive.
Sauf intérêt contraire de l’enfant, les parents doivent être informés de ces démarches par le praticien qui les initie.
Le signalement et l’information préoccupante sont des écrits qui doivent porter l’identité du praticien et du mineur concerné. Ceux-ci font état de la façon la plus objective possible des inquiétudes du praticien eu égard à la situation rencontrée et colligent les éléments de l’examen clinique. La prudence épistolaire est de mise. Tout ce qui n’est pas de l’ordre du constat objectif doit être évoqué au conditionnel. Les propos de l’enfant doivent être rapportés entre guillemets.
L’événement que constitue la mise en mots de ces situations de violence ne doit pas être vécu par le praticien comme synonyme de rupture, de placement, de destruction de la cellule familiale ou de l’avenir d’un enfant. Les plus destructeurs, et les plus pourvoyeurs de séquelles à long terme, sont la violence des faits et le silence face à ce type d’événement qui peut être vécu par l’enfant comme tout aussi violent que les événements initiaux subis.
Réflexions du Docteur Thomas Trentesaux
Maître de Conférences des Universités, Praticien Hospitalier – Odontologie pédiatrique
Faculté de chirurgie dentaire de Lille
Dans 50 % des cas de maltraitance à enfants, des lésions concernent la tête et le cou*. Le chirurgien-dentiste est donc en première ligne pour dépister ce fléau, encore largement sous-estimé.
Le patient est âgé de 14 ans. Il s’agit d’un mineur, capable de discernement. Il présente des plaies suspectes. Le praticien se doit de recueillir les circonstances du traumatisme et d’apprécier la cohérence entre l’explication donnée par le patient ou l’accompagnant et les faits cliniquement observables.
Le repli sur lui-même de l’adolescent et son silence, en présence de l’accompagnant, constituent des signes d’alerte. Il peut aussi s’expliquer par un état de choc post-traumatique. S’il en a la possibilité (par exemple en prétextant la réalisation d’une radiographie panoramique au sein même du cabinet), le chirurgien-dentiste tentera d’obtenir les deux versions et de vérifier leur concordance. Il peut également se rapprocher des parents pour obtenir des informations complémentaires.
La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance autorise le partage d’informations entre professionnels**. Le chirurgien-dentiste a donc la possibilité de se mettre en relation avec d’autres professionnels en charge de l’adolescent pour confirmer ou non une suspicion de maltraitance. Les rendez-vous de contrôle, s’ils sont honorés, permettront de développer une relation de confiance avec l’adolescent. Malheureusement, ces enfants en danger consultent rarement deux fois le même praticien.
En cas de doute, deux possibilités s’offrent alors au praticien :
– une procédure administrative : en appelant le 119 (Allô Enfance Maltraitée, numéro gratuit, assurant le respect de la confidentialité) ou en déposant une information préoccupante auprès des cellules départementales de recueil, de traitement et d’évaluation du conseil général. Un soutien administratif et social peut alors être envisagé en accord avec la famille ;
– une procédure judiciaire : en cas de risque grave, en effectuant un signalement auprès du procureur de la république, en parallèle ou non d’une demande d’hospitalisation.
Si la peur de se tromper et de suspecter des sévices fictifs peut gagner le chirurgien-dentiste, il ne doit pas oublier que deux enfants décèdent par jour en France à la suite de mauvais traitements. Cette maltraitance touche toutes les catégories sociales, même si des facteurs de risque existent (jeune âge de l’enfant, handicap, problèmes d’attachement, isolement social, niveau socio-économique, etc.). En cas de suspicion de maltraitance à enfant, avec prudence et circonspection, le chirurgien-dentiste doit donc déclencher la procédure adaptée pour protéger son patient. Il a ainsi une obligation légale et déontologique de signalement et bénéficie de fait d’une dérogation au secret médical (article 226-14 du code pénal).
*Nossintchouk R, Kouyoumdjian C. Traumatismes orofaciaux et mauvais traitements à enfants. EMC (Elsevier Masson SAS, Paris), Odontologie, 23-430-A-10, 2004, Médecine buccale, 28-970-R-10, 2008.
**Loi n°2007-293 du 5 mars 2007 réformant la protection de l’enfance.
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