Le quart d’heure ravelien

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire n°8 - 26 février 2025 (page 48-51)
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Quel tube planétaire, d’une durée minimale de 15 minutes, est joué toutes les 15 minutes ? Ce diable de Boléro bien sûr, reconnu en une note et qui peut nous poursuivre des heures. Ne faut-il pas que Ravel ait mis quelque sorcellerie dans sa potion hispanique pour nous hypnotiser sur la seule base obsédante d’un rythme répété 169 fois à la caisse claire, et de deux mélodies serpentines qui s’élèvent et retombent à 18 reprises sans aucune variation ? Lui-même en riait, bien qu’agacé qu’on le dise son chef-d’œuvre quand tant d’autres déjà lui avaient assuré sa gloire et valu un triomphe en Amérique en cette même année 1928. « Quel bon tour j’ai joué au monde musical ! », pouffe-t-il, un jour qu’il l’entend à la radio peu après sa création – mais sans s’expliquer davantage sur cet aveu resté énigmatique. Une autre fois, s’il paraît accepter de reconnaître le Boléro comme son chef-d’œuvre, c’est pour ajouter aussitôt avec une ironie déconcertante : « …mais il est vide de musique ! » Coquetterie ? Non, même pour ce coquet tiré à quatre épingles entre sérieux et facétieux. Son projet était bel et bien de vider la musique de ce qui la définit d’ordinaire, au profit d’une expérience d’une audace radicale dont il a exposé le principe à son ami Joaquin Nin : « Pas de forme proprement dite, pas de développement, pas ou presque de modulation ; un thème, du rythme et de l’orchestre. » Personne n’a jamais osé un tel piétinement, une musique réduite au sur-place, dépouillée du schéma classique qui allie thème et variations.

À l’occasion du 150’ anniversaire de la naissance de Ravel et des 95 ans de son Boléro, l’exposition conjointe que leur consacre la Philharmonie de Paris explore les rouages de cet objet sonore non identifié.

Le Boléro, une machine au tempo réglé en usine

On l’oublie parfois, mais la version concert de l’œuvre la plus jouée au monde ne précède pas son adaptation scénique pour la danse. C’est tout le contraire : le Boléro est d’abord une musique de ballet, commande de la danseuse étoile et chorégraphe Ida Rubinstein. Rivale de Diaguilev, l’ex-star des Ballets Russes entend lui donner « un caractère espagnol » et en fournit l’argument résumé ainsi : « Dans une taverne d’Espagne, on danse sous la lampe de cuivre au plafond. Aux acclamations de l’assistance, la danseuse a bondi sur la longue table et ses pas s’animent de plus en plus. »

Né d’une mère basque, Ravel a la danse dans la tête et un fond d’Espagne dans le sang par les chansons dont elle l’a bercé. Emballé, un air « arabo-andalou » lui trotte déjà dans la tête, bien qu’il l’ait occupée à une autre chose qui le passionne : la visite des ateliers Ford à la faveur de sa tournée aux États-Unis. Très vif chez lui, cet intérêt pour les machines a plusieurs sources : un goût enfantin des jouets mécaniques et des casse-têtes, l’influence d’un père ingénieur et inventeur, et, plus profondément encore, le puissant univers sonore des usines, le rythme implacable de leurs martèlements sourds, leurs spectaculaires gerbes de feu, leurs inopinés jets de vapeur, la stridence de leurs sirènes, les gestes cadencés d’automates humains au milieu du tumulte. Dès 1905, il s’est extasié devant des fonderies allemandes et la « merveilleuse symphonie » qu’il y a perçu : « Ce que tout cela est musical ! Aussi j’ai bien l’intention de m’en servir. » Au printemps 1928, avant de composer l’été suivant son Boléro, c’est pour les usines Ford de Detroit qu’il s’enthousiasme : « C’est splendide comme Metropolis*, et aussi horrible. » En une fusion géniale, tout cela tend à s’agencer dans son esprit pour donner forme à l’idée d’Ida. Il y aura bien de l’Espagne dans son ballet, mais pas au voluptueux mode du fandango : à celui, réinventé en plus sec, répétitif et obstiné jusqu’au malaise, du boléro. Ravel tient là à la fois la couleur locale et la clé de sa cellule rythmique, l’ostinato. Reste à régler la tension de la partition. Par refus du développement, ce sera le logique crescendo. Pressé par Ida, et soi-disant contraint d’abandonner un premier projet, il saisit l’occasion de concrétiser une expérience ambitionnée vers 1925, à la fois sensorielle et cérébrale, peut-être à l’excès, mais qu’il pourrait placer ici si elle l’agréait : « Je lui ai alors proposé de réaliser une machine dont j’eus l’idée il y a quelque trois ans et que je n’aurais jamais mise à exécution, crainte d’être saboté. »

Le banco obtenu, il peut lancer la machine – mot qu’à coup sûr il n’emploie pas pour dire machin ou truc, vu sa fascination pour l’industriel. Sur le plan technique son «bon tour» n’a rien d’une plaisanterie. On le savait orchestrateur de génie, mais le crescendo qu’il s’est imposé est d’une complexité si vertigineuse qu’elle l’impose en maître de l’innovation orchestrale et donne du fil à retordre aux plus grands. En apparence, tout semble simple : l’entrée successive de chaque instrument fait entendre distinctement son propre son. Mais dès qu’il va grossir l’orchestre pour céder la place au suivant, l’exécutant lui-même ne le reconnaît plus, tant le savant brassage des timbres fait prendre l’un pour l’autre et, à l’effarement général, sème une confusion jugée surnaturelle. Avalé par le nombre, happé par l’effort d’ensemble, étourdi par la cadence implacable et l’intensité sonore, l’individu ne se connaît plus, ne s’appartient plus. Il appartient à la machine, à l’orchestre-usine. À son poste dans la chaîne de production, docile ou hébété, il y participe mécaniquement, au tempo voulu par un Ravel inflexible sur son exactitude, surtout s’il ne tient pas lui-même la baguette : 17 minutes, pas une de plus ou de moins. À cela, il y a d’abord une raison simple : le cahier des charges de la commande prévoyait un ballet de 18 minutes, raconte Arthur Rubinstein. Ravel a mis un point d’honneur à le remplir strictement, mais en tirant avec malice tout le parti possible de cette contrainte : presque un seul thème, itéré et étiré pour occuper la durée prescrite, et une liberté totale de conception. C’est sa machine, il en est l’ingénieur, le patron et le maître des horloges. Et puis c’est l’occasion rêvée de satisfaire, avec un risque calculé, son vieux rêve usinier.

De son propre aveu, il aurait même clairement souhaité pousser l’expérience plus loin : « Quant à mon Boléro, c’est à une usine que je dois de l’avoir conçu. Un jour, j’aimerais le donner avec un vaste ensemble industriel en arrière-plan.» Impossible d’être plus explicite sur sa vision idéale et le sens qu’a pour lui son Boléro. Pour l’heure, il lui faut vaille que vaille rattacher tout cela à une taverne où une danseuse enfièvre et envoûte l’assistance. Solution : la danse amènera la transe. Le halètement des machines sera celui d’hommes qui, pris dans l’engrenage d’une tension irrépressible et dans la spirale infernale que crée autour d’elle la danseuse, ne se possèdent plus. C’est le démon du désir qui les possède, dans une lente et lancinante montée qui les arrache au réel et les fait tendre vers une fusion paroxystique, «l’explosion finale» qu’a bien vue Prokofiev. Ce caractère orgiaque, unanimement entendu et assumé par Ravel, réfère directement aux danses extatiques des rituels dyonisiaques. Le génie du Boléro, c’est de relier les mouvements choréiques des antiques ménades prises d’enthousiasme (d’enthousiasmos, possédé par le divin) aux comportements robotiques de la modernité industrielle. C’est ce que projette et nous offre son mythe de la taverne.

Au-delà d’une auberge espagnole

La vision de Ravel est une inépuisable table ouverte pour des créateurs venus de tous les horizons, qui ne cessent de s’y alimenter tout en la complétant par leurs apports. C’est ce que met en pleine lumière cette exposition. Après l’entrée par une plongée immersive dans un Boléro filmé avec grâce et pédagogie au cœur de l’orchestre, on circule chez l’hôte de Montfort l’Amaury : portraits, projets de décors, jouets, écrits, partitions, objets d’art, TSF, électrophone, photos de Maurice en vacances, en voyage, en tournée mondiale, en visites et bien sûr au travail, tout permet de l’approcher, mais avec respect: interviewé, il montre un humour pince-sans-rire qui en dit long sur son côté joueur et le rend plutôt sympathique, sans masquer toutefois une exigence cassante qui tient l’indiscret en lisière. C’est ailleurs qu’éclate sa prodigalité, sur deux grands écrans qui diffusent en boucle les innombrables versions et réinterprétations du Boléro, toutes plus étonnantes.

Au premier rang, les flamboyantes chorégraphies de Maurice Béjart et les inoubliables prestations de Maïa Plissetskaïa, Sylvie Guillem ou Jorge Donn bien sûr, mais aussi les multiples reprises au cinéma, de Kurosawa à Lelouch ou Lecomte avec Villeret en batteur, les versions jazz (dont Ray Ventura, Benny Goodman, Jacques Loussier, les Swingle Singers), jazz rock (mémorable Franck Zappa !), mambo, reggae, rap, metal, sans oublier un très curieux accompagnement de percussions corporelles par les enfants du Chœur des Colibris. De quoi lasser par overdose ? Pas du tout : aucune fausse note dans ces réinventions du Boléro, pas même travesti en désopilant pastiche par le duo Pierre Dac – Francis Blanche. Mention spéciale : l’illustration d’une prodigieuse scène de baston dans le film primé Love exposure du japonais Sion Sono. Preuve que la musique la plus savante peut être aussi la plus populaire, la machine Boléro est inlassablement recyclée par la pop culture mondiale. Le « bon tour » de l’espiègle Ravel n’a pas fini d’être joué. Dont acte, ta-ta-ta-tac, tac tac…

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