Il est légitimement question en art de geste instinctif, de création spontanée, d’art brut. L’inculture, même, est parfois plus volontiers invoquée comme gage de modernité que la connaissance de l’histoire de l’art, et elle a souvent meilleure presse. Deux expositions prennent cette position à contre-pied, en démontrant que savoir n’est pas pêcher, que citer n’est pas copier, qu’il n’y a pas de prime à la crasse et que les artistes sont souvent bien inspirés de s’inspirer de leurs prédécesseurs, dateraient-ils de la préhistoire.
L’art y retrouve ses poussins.
Terrible sujet que celui du Massacre des Innocents, motif biblique des plus violents, qui résonne hélas à toute époque. La plus illustre version, signée Nicolas Poussin, est commandée au peintre vers 1627 à Rome par le mécène Vincenzo Giustiniani, atteint dans son sang par la prise ottomane de Chio. Tout le monde alors a déjà traité le sujet et continuera après lui, mais Poussin imposera la force de sa vision pour des siècles. Pourquoi, et comment, voilà les questions majeures auxquelles répond cette exposition originale en confrontant la célèbre toile non seulement à ses contemporaines, mais aussi aux réinterprétations de l’art moderne et contemporain.
Replacée dans son temps, l’œuvre de Poussin surclasse nettement ses rivales, encombrées d’anges ou saturées de soldats. Même la solide composition de Guido Reni, avec son savant tumulte de corps et ses puissants contrastes, cède devant la simplicité de Poussin qui se concentre sur l’essentiel : le coup, le cri, la terreur, l’impuissance. Poussin a peint ici l’humanité vivante face à la froide barbarie. Une fois pour toutes ? On pourrait le penser, tant son tableau semble avoir codifié définitivement cette scène, guidant sans cesse l’œil et la main de ses successeurs.
Pour l’historien de l’art Jacques Thuillier, c’est certain : « Dans la peinture française, et jusqu’à Guernica, aucune femme n’a crié plus fort que cette mère-là » écrit-il ; « probably the best human scream ever painted », estime aussi Francis Bacon, qui avoue n’avoir jamais atteint cette force dans ses proches recherches. C’est que tout est cri dans ce tableau, même si la bouche maternelle en est le centre. Sa composition saisissante résulte à la fois d’une destructuration de l’espace et d’une structuration du désordre créé. C’est exactement cet éclatement que retrouvera, en effet, Picasso avec Guernica et plus tard Le charnier, où peuvent se lire un hommage au classicisme inspiré de Poussin qu’il connaissait bien. Il n’est pas le seul, comme le démontre parfaitement le choix d’œuvres réunies ici, dues à Henri Cueco, Markus Lupertz, Annette Messager, Ernest Pignon-Ernest, Pierre Buraglio, Jean-Michel Alberola, Vincent Corpet et bien sûr Bacon. Tranchant sur des rapprochements parfois vains ou abscons, cette exposition croise les fils de manière aussi convaincante qu’émouvante.
Poussin, Picasso, Bacon
Le Massacre des Innocents
Domaine de Chantilly, jusqu’au 7 janvier
Trois hommes hors du bateau.
Ils étaient trois amis qui creusaient les mystères de la peinture, sans souci des modèles ni des chapelles, et sans crainte de regarder en arrière pour mieux aller de l’avant. Dans ces années trente où tout se devait d’être cubiste, surréaliste ou abstrait, on reprocha vertement au trio – Derain, Giacometti, Balthus – de quitter soudain le navire, de tourner le dos à une modernité dont ils étaient des phares. Et pourquoi ? Pour revenir apparemment au réalisme, à la figuration, à la facture classique en vénérant… Poussin !
On jeta l’anathème, Breton en tête, sur cet archaïsme rétrograde aux allures de désertion et puis on les laissa à leur isolement, sans plus ample informé. Jusqu’à cette exposition, et à ses commissaires qui ont repris l’enquête avec autant de sagacité que de pugnacité. Car il fallait bien unir les deux pour comprendre ce qui a soudé ces artistes et explique leur persévérance dans la divergence, voire la dissidence. Et les obstacles ne manquaient pas : aucune similitude flagrante dans leurs styles, aucun manifeste de groupe, pas d’intention déclarée de faire école et nulle reconnaissance par la critique comme tendance. Le succès lui-même les a couronnés individuellement, dans des catégories distinctes et parfois pour de fausses bonnes raisons. La flamboyance fauviste du premier Derain a ainsi éclipsé les recherches passionnantes du second, la grâce humaniste du jeune Giacometti s’est vue chargée d’humanité grave dans un après-guerre meurtri et Balthus reste pour le public le peintre des petites filles pas très modèles.
À partir de là, les réunir dans une grande exposition de 350 œuvres, sur la seule base d’une amitié du reste inconnue, pouvait sembler un pari risqué. Il est pourtant réussi. Ce que l’on découvre, parmi des chefs-d’œuvre rarement montrés et à travers une documentation éclairante, c’est d’abord la haute culture de ces grandes figures de l’ombre, cette quête qui les aiguillonne tandis que l’estime mutuelle les soutient. Leur recours au passé n’est pas un retour en arrière, bien plutôt un retour vers le futur, ou vers l’éternel de l’art. Il n’y aurait pas de Derain sans sa découverte, bien avant d’autres, de l’art africain, pas de Giacometti sans son amour de la sculpture des Cyclades, pas de Balthus sans son intérêt pour Piero della Francesca. Dès lors on regarde autrement, non seulement leur œuvre qui le mérite, mais toute la création artistique depuis les années trente, conditionnée jusqu’à l’étouffement par la puissance de Picasso et la redoutable intelligence de Duchamp. Secouant notre paresse intellectuelle, cette ambitieuse exposition révèle un contre-courant qui, sans s’affirmer comme mouvement, offre par les prolongements qu’on lui découvre aujourd’hui une alternative dynamique à une plate vision mainstream de l’art moderne, souvent coupable d’œillères et de compromissions mercantiles. Voir son Musée renverser quelque peu la table annonce de stimulants changements dans les paradigmes et les cimaises.
Derain, Balthus, Giacometti – Une amitié artistique
Musée d’Art Moderne de la Ville de Paris,
jusqu’au 29 octobre
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