Situation
Le mari d’une patiente hospitalisée pour un cancer de la gorge en phase terminale demande expressément que sa femme ne soit pas informée de la gravité de son état, en raison de sa vulnérabilité physique et psychique.
Pourtant, elle me pose des questions…
Suis-je fondé à répondre aux demandes de ma patiente, malgré le souhait exprimé par son époux et consigné dans le dossier médical ?
Dois-je la laisser dans l’ignorance de son état, car son mari considère que l’information risque de la diminuer et lui provoquer un préjudice moral ?
Une faute morale ou éthique peut-elle être retenue à mon encontre si j’informe ma patiente ?
Je me demande si l’information des patients en fin de vie leur est utile et bénéfique.
Réflexions du Docteur Didier Gauzeran
Praticien Hospitalier – chef de service honoraire des Hôpitaux de Paris
Chargé de cours à l’Université de Paris René Descartes
Expert auprès de l’Institut National du Cancer
Membre titulaire de l’Académie Nationale de Chirurgie Dentaire
L’annonce du diagnostic de cancer est, pour le patient, une épreuve moralement douloureuse, véritable « scénario catastrophe » qui bouleverse voire saccage sa vie. Cette annonce est un assommoir et tombe comme une condamnation dans la mesure où le mot cancer retentit souvent comme un glas. Cependant, j’ai maintes et maintes fois constaté que l’appréciation de la gravité du diagnostic annoncé est « patient-dépendante ». Cela peut sans doute en partie s’expliquer, concernant les cancers des voies aéro-digestives supérieures, par le fait que la principale et majeure étiologie de ces cancers est une addiction alcoolo-tabagique. La forte imprégnation alcoolique, retrouvée dans un grand nombre de cas, modifiant alors la perception du réel.
Pour le praticien, l’annonce du cancer est également et demeure une épreuve pénible et même, en ce qui me concerne, au bout de plusieurs décennies. Chaque cas est spécifique, il n’y a pas de règle universelle et je fais mienne cette phrase de Claude Bernard : « Je ne soigne pas l’homme en général, je soigne l’individu en particulier. » Cette réflexion s’applique aussi à la facette psychologique qui fait partie intégrante de la prise en charge de la maladie cancéreuse. Malgré le fait que je considère qu’il n’y a pas de règle universelle, l’annonce du cancer doit cependant obéir à certains critères et s’appuyer sur une expérience.
Le droit du malade à être informé de son état est prévu par la loi, mais cette même loi laisse au praticien la liberté d’apprécier en conscience son application ou pas. Pour ma part, j’estime en toute franchise que le dogmatisme juridique en matière d’annonce du cancer n’a pas lieu d’être ; c’est le niveau de perception psychologique de chaque malade qui doit prévaloir, mais également la pensée profonde, sincère et sans arrière-pensées des proches. Cependant, chaque praticien a sa propre impression et j’ai toujours constaté que l’annonce du cancer est « praticien-dépendante ». Celui-ci va agir selon sa sensibilité, ses convictions et éthique personnelles.
À propos des exigences familiales en matière de dissimulation du diagnostic au malade (situation que j’ai très rarement rencontrée), je n’en tiens pas forcément compte lorsque je suppute que cela pourrait nuire à l’intérêt du patient et induire une perte de chance thérapeutique. Notamment, il m’est arrivé, devant le refus du malade à s’engager dans un schéma thérapeutique lourd, de le prévenir, de manière directe mais toujours avec doigté et humanité, de la gravité de son état. En effet, comment peut-on obtenir l’aval d’un patient à subir un traitement très lourd (chirurgie et/ou radiothérapie et chimiothérapie) sans lui annoncer le diagnostic ?
Concernant le cas d’école présenté, qui a trait à une malade en fin de vie, certaines considérations s’imposent.
• Il est vraisemblable de penser que, à un stade terminal, la malade soit déjà au courant de sa grave pathologie. Bien que j’aie parfois constaté, même chez des malades hospitalisés en soins palliatifs, une méconnaissance du verdict clinique par déni, par irréalisme conscient ou inconscient et, chose curieuse, cela quelquefois chez des confrères qui, devant un tableau clinique métastatique, gardent toujours un espoir certain de rétablissement, du moins temporaire.
• Dans la situation présentée, le problème est relatif à l’annonce d’une fin de vie. J’ai toujours eu soin, dans ces circonstances pénibles, d’éviter de placer le malade devant l’imminence de sa mort. Il est totalement inutile et injustifiable de lui ajouter une souffrance morale majeure (la pire des souffrances). Néanmoins, le malade nous interroge systématiquement sur le potentiel d’amélioration de son état. Alors, il faut louvoyer entre vérité et mensonges afin de ménager son moral qui demeure, pour moi, une priorité absolue. Mais nous devons conserver une attitude professionnelle et ferme, ne pas nous laisser submerger par notre sensibilité et écarter formellement tout apitoiement. Il faut éviter de laisser au patient de faux espoirs tout en lui laissant ressentir que nous ferons tout notre possible pour passer ce mauvais pas. Il faut « naviguer à vue » ; ce seront les réactions du malade qui guideront notre attitude à venir. Le praticien n’est pas dupe et détient la vérité, mais le malade ne doit pas l’éprouver. Tout doit être fait pour engager le malade vers une fin de vie la plus sereine possible, tant sur le plan moral que physique.
• De toute façon, et dans tous les cas, j’ai pour habitude de toujours mettre au courant la famille proche sur l’issue du combat mené. Je leur précise d’éviter toute compassion excessive, ce qui ne ferait qu’engendrer une suspicion de la part du malade et augmenter son inquiétude. Mettre au courant la famille n’est pas se défausser ni trahir le secret professionnel, mais permet d’avoir des échanges avec elle pour mieux comprendre la psychologie intime du malade afin d’agir au mieux.
Parfois, face à une pathologie diverse et à la conduite thérapeutique que nous proposons au patient, celui-ci nous demande : « Docteur, si vous aviez cette maladie, que feriez-vous ? » Dans les circonstances présentes, nous ne devons pas agir tel que nous aimerions qu’on le fasse pour nous en pareille situation, nous ne sommes pas à la place du malade et là, c’est lui qui prime sur toute autre considération.
Réflexions du Professeur Mireille Mousseau
Professeur des Universités – Pôle Cancérologie, Médecine Aiguë et Communautaire – CHU de Grenoble
Suis-je fondé à répondre aux demandes de ma patiente, malgré le souhait exprimé par son époux et consigné dans le dossier médical ?
Selon l’article 35 du Code de déontologie médicale, le « médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il propose (…). Toutefois, dans l’intérêt du malade et pour des raisons légitimes que le praticien apprécie en conscience, un malade peut être tenu dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic grave, sauf dans le cas où l’affection dont il est atteint expose des tiers à des risques de contamination. Un pronostic fatal ne doit être annoncé qu’avec circonspection (…).
Dans ces conditions, il convient de discuter avec la malade de ce qu’elle veut savoir, puis de discuter avec son mari des attentes de sa femme et des risques de la laisser dans l’ignorance : incompréhension sur son état, crainte qu’on « lui cache des choses », perte de confiance sur sa prise en charge (interprétée comme une incompétence de l’équipe soignante et non des limites médicales), manque d’information sur la prise en charge globale possible aux moyens des soins palliatifs les plus adaptés prenant en compte la souffrance globale (physique, psychique, sociale, spirituelle) de la patiente, risque de décalage entre elle et son mari, source de blocage de la communication entre eux. Il convient d’expliquer à son mari qu’elle sera informée en présence de son mari, mais avec circonspection en allant au rythme de la malade.
Dois-je la laisser dans l’ignorance
de son état, car son mari considère
que l’information risque de la diminuer
et lui provoquer un préjudice moral ?
Si on ne donne pas à la malade les informations qui la concernent, il existe un risque de double effet sur le plan psychologique :
– celui de renforcer son sentiment de solitude, en prétendant la protéger d’une réalité menaçante ;
– celui d’aggraver un “mur de silence’’ (décalage) entre le malade et ses proches. La maladie grave, quand elle n’est pas nommée, appauvrit les échanges. C’est un devoir pour le soignant de favoriser la communication entre le malade et sa famille. De la qualité de la communication peut dépendre le déroulement ultérieur du deuil.
Une faute morale ou éthique peut-elle
être retenue à mon encontre si j’informe
ma patiente ?
Ce qui importe du point de vue déontologique ou éthique, ce n’est pas de délivrer une vérité objective, mais de maintenir avec le malade une relation de sujet à sujet, en sorte qu’il puisse dire : « Le médecin m’a écouté, j’ai pu lui poser mes questions, il vient me voir, il tient compte de ce que je lui dis. » Il y a une obligation déontologique et légale de donner au malade, et à lui seul, l’information qui le concerne. Cette obligation se fonde sur les principes éthiques d’autonomie et d’humanité, afin de permettre à la malade de rester autonome et libre de ses décisions.
Je me demande si l’information des patients en fin de vie leur est utile et bénéfique.
Afin de donner “sa vérité’’ à la malade, il faut respecter les règles de communication avec (et autour) des malades en fin de vie : écoute active (associant empathie, relation d’aide, reformulation) décrite par Rogers et se mettre dans de bonnes conditions de relation décrites par R. Buckman (le moment et le lieu de l’échange, ce que sait déjà le patient, ce qu’il veut savoir, aller “au pas’’ des malades, être attentif aux sentiments des malades, proposer de se revoir et conseiller d’ici là, donner des repères pour comprendre ce qui arrive, ne pas donner des informations inutiles qui ne servent pas de repères) ; maintenir un bon niveau de communication entre le malade et ses proches, soutenir la famille pour prévenir les conséquences d’un deuil compliqué.
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