L’espace d’un instant

  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 82-85)
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Mobilis in mobile

Ils se sont croisés, peu, et appréciés sans plus se lier. On jurerait pourtant qu’ils ne se sont pas quittés des yeux – ou compris au premier regard – à voir l’étonnant parallélisme qu’éclaire sous les croisées de l’Hôtel Salé cette belle confrontation de plus de 120 œuvres. L’impression première est qu’elle valorise surtout Calder, magicien de l’apesanteur, et que Picasso, en hôte courtois, se tient un pas derrière son invité. Le titre même de l’exposition suggère une sorte de préséance du sculpteur, soit dans la chronologie, soit dans l’inspiration. De là l’injuste sensation que, venu en second, le génial Catalan Volant ne se serait qu’un temps emparé de l’objet de toute une vie pour Calder, surfant en virtuose désinvolte sur le sillon tracé d’un soc constant par l’ingénieur américain. Picasso, libre et rapide au cœur de toutes les vagues, n’a-t-il pas toujours eu l’œil ouvert sur ce qui émergeait, chevauché promptement toutes les crêtes nouvelles ? Le soupçon n’est pas démenti par la note amusée de Calder à propos de l’arrivée en avance du peintre à son premier vernissage abstrait à Paris en 1931 : « Il vient toujours voir les nouvelles expositions, espérant en tirer quelque chose, je suppose – méchant, moi ! » Eh bien non, honni soit qui mal y pense : Picasso n’a pas attendu Calder pour plier le métal à ses vues cubistes et forger ses projections mentales dans l’espace.

Le temps suspendu

« Pablo a toujours rêvé d’une sculpture qui ne touche pas le sol », témoigne Françoise Gilot qui partagea dix ans sa vie. Cette idée a dû, au moins, suivre son fil à partir de la commande, en 1921, d’un monument à Apollinaire pour lequel il proposera en 1928 des structures en fil de fer et tôle soudés. Tout en lignes connectées comme une carte du ciel et reliant des volumes formés de béances, elles semblent faire écho à la « statue en rien, en vide » plaisamment imaginée, dans Le poète assassiné, par son irremplaçable ami, centre de la galaxie artistique parti trop tôt dans les étoiles. Par la suite, à maintes reprises et époques, il tournera, en manque, autour du plein et du vide avec des créations témoignant d’une quête tourmentée de la présence-absence dans le visible et de ses tentatives pour arrêter dans l’instant le bouleversant manège du temps. De son côté, Calder, arrivé en France en 1926, fait un usage ludique et innovant du fil de fer, utilisé comme simple armature par ses père et grand-père sculpteurs. Il en façonne les personnages du « Cirque de Calder », spectacle mécanique qu’il actionne manuellement. Son art est encore dans l’enfance, mais bien des éléments en sont déjà en place. Bientôt débarrassées de leur peau de jouets, étirées dans une étonnante justesse gestuelle, les fines silhouettes de métal vont atteindre une formidable expressivité plastique malgré l’extrême économie de matière et l’absence de volume, à laquelle l’œil supplée sans peine tant le geste est sûr et pur. Après Miró, avec lequel l’alignement stellaire est indubitable*, la rencontre de Mondrian en 1930 le pousse vers une abstraction plus radicale encore. S’ensuivent l’exposition de 31 à la galerie Percier, que voit Picasso, et celle de 32 à la Galerie Vignon où ses pièces, nouvellement mouvantes, faites de tiges et plaques articulées, peintes en noir et blanc et ponctuées de rares couleurs, sont baptisées Mobiles par Marcel Duchamp – Calder renommant du coup Stabiles ses œuvres fixes. Les deux formes connaissent à parts égales un décollage immédiat vers le succès planétaire. Mais Calder restera avant tout l’inventeur de la sculpture en mouvement, celui qui a donné l’impulsion à son envol et su composer légèrement avec la gravité. Animées par le coup de pouce de l’air, ses créations vivent au gré de leurs oscillations, dessinant un ballet aérien et coloré qui tient à la fois de la familière girouette et de l’abstrait perpetuum mobile, du derrick besogneux et de l’éolienne frivole, du jeu d’agrès de square et de la mécanique céleste. À la liberté fantasque du poète s’allie la science de l’ingénieur qui règle l’équilibre des masses, imposantes ou frêles, et formule au tableau d’azur aussi bien l’inéluctable sérieux de l’ondulatoire que le joyeux imprévisible de l’aléatoire.

Un levier pour soulever le monde

Très réussie, la mise en regard des œuvres de Calder et de Picasso parle d’elle-même, et leur dialogue, tout d’élégante éloquence, est une surprise esthétique d’autant plus plaisante qu’on ne l’attendait pas à ce degré. La résonance plus qu’évidente – on peut parfois les confondre – révèle comment chacun a rencontré, abordé et traité l’importance du vide autour de la composition, pensé le rôle de l’espace dans lequel elle se perçoit. Ils l’ont fait en plasticiens et l’œil s’en réjouit, mais aussi, et l’esprit s’en satisfait, en explorateurs captivés – comme leur temps qui scrute l’être et le néant – par la recherche d’une loi universelle, d’une écriture mathématique du monde, d’un schéma moléculaire qui relierait physique et métaphysique. D’où le deuxième fil conducteur, plus intellectuel que visuel, proposé par la scénographie pour relier les œuvres. Le visiteur peut le négliger, s’il décroche à l’évocation de notions comme le «vide-espace » ou le « non-espace », ou s’en saisir pour mieux comprendre l’ambition de ces grands créateurs et ce qui les a stimulés dans l’étude du plein et du rien.

Les pleins  pouvoirs du vide

Sur un plan plus technique que spéculatif, il est patent que tous deux font le vide pour mieux jouer avec. Ils procèdent dans l’espace par soustraction, élimination de l’inessentiel – comme l’illustre bien, chez Picasso, sa série des onze approches du taureau, ou son simple rapprochement d’un guidon et d’une selle pour le figurer. Cette élimination successive, précise d’ailleurs le peintre, ne se confond pas avec une stylisation volontaire : « C’est tout simplement le superficiel qui est parti de lui-même. » A contrario, experts en contrastes, on peut les voir aussi inclure du vide, considéré, sinon comme du plein, du moins comme une donnée positive que l’on « ajoute » à une composition pour qu’elle trouve son équilibre. C’est souvent ce que semble faire Calder qui paraît moins évider ses stabiles, leur retrancher de la matière, qu’introduire dans leur masse trapue le nécessaire volume d’air qui les redresse et leur donne tout autant forme, relief et nerf que l’ossature matérielle qui apparemment les définit mais n’y suffit pas seule. C’est ce levier intangible, c’est la poussée de ces forces invisibles qui pour moitié sculpte ses œuvres, posées au sol ou suspendues, comme le vent galbe la dune, gonfle la voile, incurve l’aile.

Sorties dans l’espace

Pour Calder – que l’on redécouvre aussi peintre – comme pour Picasso, tout part de l’aplat, celui de la feuille, du carton, de la toile, du mur où s’inscrivent les lignes tracées. À première vue, cet aplat limite l’artiste à la représentation bidimensionnelle et le mouvement à sa simulation. Mais c’est, comme la paroi de la caverne, une surface de projection qui peut accueillir autre chose que ce qu’on y fixe. Les ombres portées, par exemple, mouvantes sous la lumière qui les fait danser, bougent les lignes, décalent les perspectives, fondent les angles de vue. Tous deux ont vu ainsi les formes se détacher du support pour entrer, sous l’effet d’une poussée dynamique, dans l’espace tridimensionnel. Calder en a tiré deux possibilités, également suivies : d’une part matérialiser et autonomiser ces formes détachées tout en leur conservant leur aspect plat natif (les feuilles de tôle et disques des Mobiles), de l’autre leur faire opérer un retour à la surface plane que leur ombre, oscillant à distance, anime comme un tableau en perpétuelle recomposition, fait d’instants successifs visibles par éclipses, s’annulant et se ranimant tour à tour (Red Panel). Picasso s’en tient pour cette incursion aux seuls moyens de la peinture et de la sculpture sans en appeler au mouvement, apanage de Calder et bricolage jugé peut-être facile, extérieur, étranger à son art quoiqu’il sache faire feu de tout bois, osier ou moules à gâteaux quand il le veut. Il le remplace par le geste maîtrisé, venu non d’ailleurs mais de son espace intérieur, de sa propre médiation des forces et des énergies. Et puis Picasso reste foncièrement arrimé à la planète figurative et au sujet, quand Calder sur son erre sereine poursuit dans la pure abstraction sa conquête spatiale. Mais, qu’ils s’opposent à l’inerte par la recréation infinie du mouvement, ou à la nuit par l’expansion du geste vivant dans l’espace vierge, tous deux pèsent à l’humaine balance l’obsédante question de Leibnitz : « Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien ? » Et c’est beaucoup.
CALDER-PICASSO
Musée national Picasso, Paris
Jusqu’au 25 août

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