Les cercles spirituels de Kupka
Des courbes, des droites, des spirales, des points… C’est bien abstrait ce que fait dessiner, au Kupka de dix-sept ans, l’école d’arts appliqués de sa Bohème natale. Loin de s’en plaindre, il s’imprègne de cette grammaire géométrique, vierge encore de toute idée de figuration. Représenter a-t-il jamais été son objectif ? Le réel, son esprit l’a toujours transcendé, cherchant au-delà des apparences les forces supérieures qui le régissent. Car le jeune Kupka, c’est important, se dit médium, initié à treize ans au spiritisme par un maître sellier. Apprécié pour ces dons, il utilise ses gains pour s’inscrire aux Beaux-Arts de Prague et s’intéresse de près à la théosophie, ce grand courant occulte qui relie Paracelse, Jacob Bœhme, Swedenborg, Mesmer ou Louis Claude de Saint-Martin. Le profane rationaliste d’aujourd’hui a bien du mal à se figurer comment cette mystique a cheminé obscurément tout au long du XIXe siècle, comment elle a pu croiser l’énorme onde de choc qu’a créé en Occident la révélation
de l’Orient bouddhiste par Schopenhauer (on s’accroche) et comment diable un jeune peintre tchèque va secouer tout ça dans le chapeau du symbolisme pour en sortir une peinture qui ne représente rien et se prétend musique !
Ce « pitch » invraisemblable résume pourtant la trajectoire de Kupka. Et il n’est pas seul : tous les pionniers de l’abstraction, Kandinsky, Mondrian, Malevitch – et les méconnus Ciurlionis et Hilma Af Klint auparavant –
ont baigné comme lui dans ce spiritualisme amniotique, réactivé par la création de la Société théosophique d’Helena Blavastky en 1875. En effet, cette fraternité cosmopolite visant au syncrétisme des spiritualités, hindouistes et bouddhistes en particulier, a profondément influencé la sensibilité mittel-européenne tout en résonnant fortement dans une époque éprise de paranormal.
Tous des illuminés ? Non pas : au tournant du siècle, période de domination de la philosophie allemande, les meilleurs cerveaux ne repoussent pas l’hypothèse d’une sororité entre métapsychique et métaphysique, s’attendant à voir la science expliquer les phénomènes mystérieux comme Pasteur a compris les secrets du vivant*, décrypter les mécanismes de la psyché aussi limpidement que ceux de l’optique ou de l’électricité. Bergson explore la télépathie, Charcot l’hypnose, Freud l’inconscient, Maeterlinck la quatrième dimension, le rigoureux astronome Camille Flammarion – qui a partagé quelques guéridons avec Victor Hugo – croit à des mondes extraterrestres et affirme que le spiritisme est « la science psychologique de l’avenir »… Le domaine de l’art ne fait pas exception à cette vogue qui embrasse scientisme positiviste et ésotérisme : lorsqu’en 1896, s’éloignant des pôles de Prague et Vienne, Kupka s’installe à Paris, c’est à un symbolisme magnétisé par tous ces courants qu’il se connecte. Mais c’est électrisant : comme le résumera, avec le recul du temps, Paul Valéry en 1932, « le symbolisme a essayé un peu de tout ; je veux dire qu’entre 1885 et 1900, on a tenté beaucoup plus d’expériences que jamais auparavant ».
La french touch du symbolisme
Kupka, peu comblé par ses débuts de peintre mondain, a de quoi occuper ses esprits avec un mouvement qui entend non seulement rétablir les droits du mystère, de l’invisible et du sacré asséchés par le matérialisme, mais explorer d’autres perceptions du réel. Sur la base des correspondances baudelairiennes (« les parfums, les couleurs et les sons se répondent »), un engouement est né pour un art synesthésique associant tous les sens, langage universel dont la musique donne l’exemple. Évidemment, on peut vite être tenté de penduler de la synesthésie vers la radiesthésie, vu l’ésotérisme ambiant. Celui-ci fait recette, d’ailleurs : les expositions Rose-Croix organisées à la galerie Durand-Ruel de 1892 à 1897 par le Sâr Péladan, qui promeuvent le symbolisme, attirent, au-delà du Tout-Paris de l’art, des dizaines de milliers de visiteurs. Mais côté musique, c’est tout « wagnéries » pour Satie (Esotérick Satie, dit son ami Alphonse Allais) qui en rend le pupitre en expliquant à Debussy, d’après Cocteau : « Croyez-moi, assez de Wagner. C’est beau mais ce n’est pas de chez nous. » Voilà la fausse note, le couac dans l’unanimisme : le symbolisme à la française rejette au final le morbide greffon germanique, la griffe de dragon des philosophes du néant, ce « surblaséisme d’une civilisation shopenhaueresque » que dénonçait dès 1886 Alfred Vallette, futur directeur du Mercure de France. Verlaine, très échauffé, veut même jeter l’eau du bain avec le bâtard : « Le symbolisme ?… comprends pas. Ça doit être un mot allemand, hein ? (…) toutes ces distinctions-là, c’est de l’allemandisme. » Ce qu’attaque au fond le doux poète, c’est une vision désenchantée du monde, lui qui recommande « de la musique avant toute chose ». C’est cette lumineuse mélodie-là – outre l’idéal synesthésique et le mépris des « ismes » classificateurs, coupeurs de dimensions en quatre – que Kupka va retenir du symbolisme.
Une fugue en couleurs
Loin des querelles de clochers, l’anticlérical Kupka gagne sa vie en illustrant aussi bien L’assiette au beurre que L’Homme et la Terre du géographe Elisée Reclus. Les sciences le passionnent et d’abord la physique, toujours un peu vue à travers le prisme théosophique – qui est aussi une poétique. Il décode à son tour ce mystérieux jeu d’équivalences entre couleur et rythme qui circule des cercles chromatiques de Newton à ceux de Chevreul, du clavier oculaire du Père Castel (1757) à l’orgue à parfums de Huysmans et au futur clavier à lumières de Scriabine – autre théosophe – contemporain de ses recherches. Il explore la décomposition de la lumière et du mouvement par la couleur, ce qui le rapproche de Duchamp et de ses frères – ses voisins à Puteaux – et des flux cosmiques des Delaunay. Foisonnantes, les années 1907-11 se partagent entre deux activités: d’une part la rédaction de son traité visionnaire, La Création dans les arts plastiques (il y prévoit l’art machinique où il s’illustrera, annonce l’art cinétique et prophétise une « X-graphie de l’avenir » portée par les seules ondes magnétiques) et d’autre part la réalisation d’une série d’œuvres dont Le premier pas et Disques de Newton (premières toiles non figuratives vues au Salon d’Automne, en 1912) ainsi que les deux Amorpha, visions du rythme vital du monde qu’on ne peut que rapprocher de « l’élan vital » de Bergson.
L’objet majeur de sa quête, il ne le formulera qu’en 1913, avec la fière humilité du chercheur : « Je tâtonne encore dans le noir, mais je crois pouvoir trouver quelque chose entre la vue et l’ouïe, et je peux produire une fugue en couleurs, comme Bach l’a fait en musique. »** Mais dès 1905, il avait affirmé sa volonté de peindre « seulement des conceptions, ou si l’on veut des synthèses, des accords et ainsi de suite »***, avant de se montrer plus explicite sur le but de ses efforts : « Devenir conscient de l’emploi des moyens picturaux, sans l’esclavage du descriptif en peinture. » C’est clairement dit, revendiqué, assumé et c’est l’une des toutes premières définitions de ce que l’on va nommer généralement « l’abstrait », et plus spécifiquement l’abstraction géométrique, dont Kupka sera reconnu l’un des pères.
Pionnier de l’abstraction
Grand Palais, Galeries nationales, jusqu’au 30 juillet
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