Krøyer à Skagen, bains de soleil à l’heure bleue

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire n°30 - 8 septembre 2021 (page 74-77)
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Colonies et vacances

Si un réel esprit de corps animait les artistes de plein air établis en colonies à Barbizon, Gretz-sur-Loing ou en Normandie, l’esprit l’emportait toutefois sur le corps, en ce que l’épanouissement physique n’y avait rien d’un postulat ou apostolat. Non qu’ils répugnent à courir les bois en chemise ou à arborer les célèbres « barbes de bisons » chantées à l’Auberge Ganne (où l’ambiance était certes plus déboutonnée que collet monté : un «vrai vide-bouteille de l’art», assurent les pisse-froid Goncourt). Ni que ces héritiers de Millet et Courbet ignorent le corps paysan, le geste ouvrier, leur justesse musculaire et leur force précise. Mais on ne les voit pas, dans leurs différents séjours et pour les Français en tout cas, cultiver spécialement une « mens sana in corpore sano », un rapport à la nature où plein air soit synonyme de grand air et où atmosphère bon enfant rime avec enfants libres comme le vent. En cette matière d’ailleurs, leurs pas dans le paysage suivent davantage Théodore Rousseau que Jean-Jacques, dont les préceptes éducatifs avaient été bien plus écoutés par leurs aînés anglais offrant mouvement et cerfs-volants à leurs bambins au col ouvert*.

Ils sont partis à la campagne, pas en partie de campagne ; pas en vacances, mais en congé d’un académisme qui les sclérose et d’un Salon qui les refuse. Leur habitat, de fortune, n’a rien qui la sente : ces pionniers pour la plupart vivent au jour le jour la vie de la ferme et des saisons, bien loin du temps qui verra surgir autour d’eux, de la forêt ou du sable marin, les villégiatures huppées où l’on devise au jardin à l’ombre des jeunes filles en fleurs. Sont-ils en rupture de ban ? Encore moins. Dépasser la banlieue en 3e classe n’est pas franchir le cap sans retour transformant en Frères de la Côte ces convers en quête d’une terre à labourer avec des boîtes de couleurs. Leurs lettres enthousiastes attirent il est vrai des trains d’émules, mais pour qui l’équipée tient plus souvent de la robinsonnade que de l’enracinement autour d’un projet communautaire, et leurs petites sociétés ne travaillent guère, alors, à fonder une utopie sociale telle que la rêveront Pissarro à Eragny ou Signac en son « Temps d’harmonie »**.

Pourtant, l’esprit de ces défricheurs sans corps de doctrine fera souche, et partout dans le monde. À côté des exemples britanniques, canadiens et américains, mieux connus par des expositions internationales, la place particulière tenue par les peintres scandinaves tend à se révéler d’année en année en France, autour de Carl Larson, Fritz Thaulow, Anders Zorn, de l’Âge d’or de la peinture danoise tout récemment au Petit Palais et sans oublier Vilhem Hammershøi***. Il revenait de droit au musée Marmottan Monet, en lien très actif avec les institutions danoises, de nous en faire découvrir, avec une ampleur monographique sans précédent, une figure marquante et rayonnante à tout point de vue : Peder Severin Krøyer. Âme infatigable de la non moins influente colonie artistique de Skagen, à l’extrême nord du Danemark, ce peintre a littéralement ébloui la fin du XIXe siècle en apportant à la pourtant bien nommée peinture de plein air un souffle qui, finalement et étonnement, lui faisait défaut : l’union spontanée, libre, joyeuse et solaire du corps humain et de la nature. Un éclatant air de vacances, tout à fait inédit avant Joaquin Sorolla et les luministes****, qui résonne dans l’époque comme la surprise créée un siècle plus tôt par la formule de Saint-Just : « Le bonheur est une idée neuve en Europe. »

À la croisée des courants

Pointe de sable aux lisières de la presqu’île du Jutland, Skagen voit se rencontrer les eaux de la Baltique et de la Mer du Nord. Où mieux rêver se réunir entre amis choisis pour échanger les idées, brasser les apports et inventer l’avenir ? Le village de pêcheurs au bout du monde a tout pour attirer peintres, écrivains, critiques, poètes, musiciens. Mais surtout, par-dessus ses dunes survolées par Niels Holgersson, un phénomène météorologique unique dû à sa position septentrionale : l’heure bleue, quand le crépuscule s’éternise dans un ciel dont le bleu s’approfondit sans se fondre dans le noir. Cette sérénité tout en nuances subtiles nimbe la réflexion des esprits éclairés réunis en fratrie. Chaque été, la colonie s’enrichit par vagues de nouveaux arrivants, d’abord autour de la famille qui tient l’unique hôtel du lieu et dont la fille Anna, artiste majeure qui lancera Skagen avec Michael Ancher, son mari, est liée d’amitié avec Krøyer et sa femme. Loin du repli sur soi, la communauté embrasse des horizons larges.

Tous, Krøyer en tête, ont voyagé par l’Europe et noué des contacts parfois bien au-delà. Ils ont suivi, sans s’y inscrire en plein, les grands sillages du moment mais sont revenus, mouillés d’embruns impressionnistes ou éclaboussés de vérité naturaliste, vers leurs rivages baignés d’inimitable lumière fonder leurs propres groupes, dont l’École de Skagen. Formé à l’Académie royale des Beaux-Arts de Copenhague, influencé par la « percée moderne » scandinave et les écrits de Georg Brandes, Krøyer sait bien ce qu’il a retenu de Paris, des ateliers de Bastien-Lepage et Léon Bonnat, de ses rencontres avec la colonie de Gretz-sur-Loing, les rives de Seine ou les ports bretons. Mais s’il a trempé ses pinceaux dans nombre de courants en « isme », il ne se fond dans aucun, tout comme l’heure bleue défie la nuit. Portraitiste et peintre de paysage, il ne fait qu’un quand il intègre la vie laborieuse des marins dans leur environnement et la restitue avec un bonheur réel, visible, palpable. C’est peut-être du naturalisme, mais aux antipodes du trait lourd et tire-larmes d’un Zola. De même, l’impression de soleil ruisselant sur les suroîts trempés n’est pas de même huile que les virgules impressionnistes. Quant à la photographie – dont il fait grand usage par ailleurs et notamment du cyanotype dont les bleus de Prusse l’intéressent à l’évidence – Krøyer n’y recourt pas comme à une facilité pour décalquer l’exactitude, mais comme un outil de recherche au service d’audacieux cadrages décentrés, de grands formats allongés et de contre-plongées dynamiques grâce à quoi ses silhouettes marchent inlassablement sur les rivages infinis d’un temps suspendu. C’est alors, aux confins de l’espace et à l’instant où l’on touche les grands mystères de la nature, que surgit, rieuse, insouciante et débordant d’énergie, une ribambelle de bambins courant pulvériser dans l’eau la gravité crépusculaire de l’heure bleue. Dans ces ébats versés aux débats, un élan vital pré-bergsonien affleure, teinté bien davantage de santé que de cérébralité. Cette Heure Bleue est à saisir et goûter très vite, avant l’équinoxe.

Musée Marmottan Monet, Jusqu’au 26 septembre

* Lire Id du 27/11/2019.

** Id du 21/6/2017, du 3/11/2019 et du 19/5/2021.

*** Id du 15/5/2019.

**** Id Magazine Été 2016.

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