Situation
Je travaille avec Aline depuis deux ans dans mon cabinet dentaire. Elle a besoin de prothèses fixées en céramique sur 23 et 24 et m’en fait part car son praticien traitant habituel lui a proposé un devis qu’elle juge trop élevé.
Il me semble naturel de l’aider en lui proposant mes soins. Je m’interroge cependant sur la gratuité du traitement qui est, je crois, un usage et non une obligation ou un droit.
Je sais que ces prothèses représentent un coût pour mon cabinet et que cette prise en charge va créer un précédent vis-à-vis de l’ensemble du personnel.
Suis-je tenu de la soigner sans lui faire régler son traitement ?
Puis-je lui demander une participation ?
Comment avoir une attitude la plus juste et éthique vis-à-vis de mon personnel ?
Réflexions du Professeur Olivier Hamel
Professeur des Universités à la faculté de chirurgie dentaire de l’Université de Toulouse
Une fois reconnue mon ignorance sur ce point de la convention collective malgré de longues mais déjà anciennes années d’exercice, je dois aussi avouer mon étonnement sur cet usage, à l’aspect un peu désuet.
La question posée permet tout d’abord une confrontation à deux articles du Code de déontologie :
– R 4127-221 : « Hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, le chirurgien-dentiste a toujours le droit de refuser ses soins pour des raisons personnelles ou professionnelles, à condition… » ;
– R 4127-221 : « Toute ristourne en argent ou en nature faite à un patient » est interdite.
Un troisième article peut être cité, le R 4127-211 : « Le chirurgien-dentiste doit soigner avec la même conscience tous ses patients… »
Or la situation suggérée suppose de reconnaître une catégorie particulière de patient, ce qui n’est pas si rare…
Proposons de raisonner en « avantages-inconvénients » pour chacune des parties, et ce, sous différents angles : motivation, autonomie, liberté, subordination, redevabilité, illusion de la gratuité et enfin protection de la personne demandeuse pour le point de vue strictement éthique.
Si la motivation financière de la demande est spontanément compréhensible, il est sans doute bon de rappeler que le coût ne sera peut-être pas uniquement exprimé en espèces sonnantes et trébuchantes pour l’assistante, mais aussi en termes de sentiment de redevabilité vis-à-vis de l’employeur. À moins que le ressenti de l’assistante se résume à l’affirmation d’un dû, d’un « avantage acquis ». Pour le praticien, ce sera éventuellement une contrainte ou une forme de « capitalisation de reconnaissance ». Dans les deux cas, l’idée d’un consentement partagé, indispensable, renouvelle l’affirmation que « consentir » comprend une connotation parfois péjorative et l’une des définitions du verbe rencontrées dans les dictionnaires est bien « accorder un avantage à quelqu’un », avec plus ou moins de condescendance.
Alors, comment se sentir « quitte » de part et d’autre, si ce n’est avec un véritable choix compris et partagé qui suppose un temps d’explication ?
Il convient d’accepter ensemble les notions suivantes : « Le travail présente un coût technique et matériel à assumer », « pas de contrainte ou de redevabilité pour l’un et l’autre », « ce qui sera convenu cette fois vaut pour les deux céramiques sur 23 et 24 et ne constitue pas un contrat à durée équivalente à celle du contrat de travail ».
La situation proposée a le mérite de nous interroger plus largement sur des sollicitations bien plus fréquentes : je soigne ou non ma famille, mes proches, mes amis ? Des cas qui se compliquent à loisir…
Que diriez-vous d’une relation à trois intervenants : vous, votre assistante (ou votre cousin, tante ou beau-frère) et un confrère qui a toute votre confiance et qui sera dédouané des sentiments et émotions précités ?
À vous de répondre !
Réflexions du Professeur Jean Vilanova
Professeur à la faculté de droit de Lille
En premier lieu, il convient d’abord de définir l’usage comme « une pratique habituelle suivie dans l’entreprise qui prend la forme d’un avantage supplémentaire consenti aux salariés ou à une catégorie d’entre eux par rapport à la loi, à la convention collective, aux accords d’entreprise ou d’établissement ou encore au contrat de travail »*.
Cette définition ouvre bien des possibilités. C’est pourquoi il appartient à la jurisprudence de préciser les contours de l’usage qui, en aucun cas, ne saurait se révéler moins avantageux que la convention collective ou la loi.
À ce titre, la création d’un usage, notamment au sein d’un cabinet dentaire, traduit la volonté du chirurgien-dentiste employeur de s’attacher ses collaborateurs en leur accordant ainsi un avantage non prévu par les textes. Aussi, puisqu’il n’existe pas de texte auquel se référer, l’usage revêt la forme que l’employeur décide de lui donner, de même qu’il décide des avantages consentis. Il peut s’agir de congés supplémentaires, de primes, de temps de pause, de la prise en charge de certaines cotisations salariales… tout est possible à l’exception des domaines qui relèvent d’un accord d’entreprise. Dans le cas qui nous intéresse ici, il s’agit, ou il s’agirait, de soins délivrés à titre gracieux à la collaboratrice du chirurgien-dentiste.
Avant d’aller plus loin dans l’examen de ce cas pratique, il importe de rappeler un point de jurisprudence de grande importance. Dans un arrêt rendu le 22 février 2006, la chambre sociale de la Cour de cassation a considéré, selon le principe d’égalité, qu’un usage accordant des avantages particuliers au sein de l’entreprise se devait d’être étendu à tous les salariés placés dans une situation identique.
On retiendra deux autres principes :
– celui de constance par la répétition et la périodicité ;
– celui de fixité dans son mode détermination, ce qui implique la mise en place de règles prédéfinies. Entendons-nous bien, l’usage répond du cumul de ces trois principes d’égalité, de constance et de fixité. Ces principes traduisent une volonté affichée de l’employeur d’octroi d’un avantage à ses salariés.
Si l’un ou deux de ces principes font défaut, nous ne nous trouvons plus dans le cadre de l’usage mais dans celui de l’engagement unilatéral de l’employeur qui a lui, également, force obligatoire tant qu’il n’est pas dénoncé.
La dénonciation d’un usage ou celle d’un engagement unilatéral de l’employeur demeure bien entendu possible sous réserve du respect de certaines règles :
– une information individuelle délivrée par l’employeur aux personnels concernés ;
– l’information des représentants du personnel s’il y a lieu ;
– le respect d’un délai de prévenance.
Outre sa délivrance préalable oralement, il est préférable que l’information individuelle des personnels concernés se fasse par courrier, cela pour d’évidentes raisons de preuve. La preuve de l’usage incombe au salarié demandeur. A contrario, c’est à l’employeur d’établir que l’avantage n’a pas trait à un usage. Quant au délai de prévenance – aucun texte n’en fixe la durée – nous préconisons un préavis de trois mois. Le traitement du cas pratique qui nous est proposé, outre l’article 1.9 de la convention collective nationale des cabinets dentaires, oblige à se référer également aux articles R. 4127-232 et suivant du Code de déontologie de la profession.
- Tout d’abord la convention collective : elle n’oblige à rien en matière de délivrance de soins gratuits. Il est clairement question d’une recommandation. En d’autres termes, l’usage sera suivi ou non selon le cabinet dentaire en fonction de la décision arrêtée par le praticien employeur.
- Quant au Code de déontologie, il y est écrit que « hors le cas d’urgence et celui où il manquerait à ses devoirs d’humanité, le chirurgien-dentiste a toujours le droit de refuser ses soins pour des raisons personnelles ou professionnelles… » à condition de ne jamais nuire à son patient, d’assurer la continuité des soins et de fournir à cet effet tous renseignements utiles. Toutes dispositions par ailleurs également reprises dans la convention collective.
Aline dispose d’un double « statut ». Elle est à la fois collaboratrice du chirurgien-dentiste et patiente. En tant que patiente, elle dispose du libre choix de son praticien mais celui qui la soigne habituellement lui présente un devis trop élevé et c’est pourquoi elle se tourne vers son employeur. Celui-ci peut délivrer ses soins ou les refuser. Même s’il ne présente aucun caractère d’interdit, le refus de soins nous semble une option à écarter, même s’il était formulé avec tact, en prodiguant tous conseils avisés à Aline et en veillant à la continuité des soins dont elle a besoin.
L’usage en effet revêt ici une dimension fortement partagée. S’il délivre les soins, le chirurgien-dentiste employeur le fera bien entendu de façon éclairée et conforme aux données acquises de la science. Si cette délivrance est gratuite, l’usage devra être appliqué de façon identique pour les autres personnels placés dans la même situation qu’Aline (voir l’arrêt de cassation cité plus haut).
Enfin, rien n’interdit une voie médiane justifiée possiblement (mais pas seulement) par le souci d’équilibre économique du cabinet : une participation de la collaboratrice aux frais de soins en fonction de sa propre situation personnelle après discussion avec elle. Ici encore, la règle s’appliquera aux autres salariés se trouvant dans la même situation qu’Aline.
* www.fehap.fr/upload/docs/application/pdf/ 2013-08/usages_et_engagements_unilateraux.pdf
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