Situation
J’ai appris la semaine dernière que je vais être amenée à soigner des patients handicapés mentaux. Je suis salariée dans un Centre municipal de santé.
Je me sens incapable et incompétente pour soigner ces patients particuliers, car ils nécessitent des soins spécifiques, une approche comportementale spécifique. La communication est certainement difficile voire impossible.
Lors de mon cursus universitaire, ce sujet a été très peu abordé (et seulement sous forme théorique), il n’a donné lieu à aucune formation pratique et je me sens totalement désarmée face à cette situation ! Prendre en charge cette catégorie de patients requiert une lourde charge émotionnelle que je ne peux pas assumer à l’heure actuelle.
J’éprouve donc une certaine crainte et de l’appréhension.
Ma question est la suivante : puis-je refuser de soigner ces patients pour toutes ces raisons, d’autant plus que je suis salariée ?
Cette situation nous a été proposée par l’une des lectrices de cette rubrique, que nous remercions.
Réflexions du Professeur Christophe Meyer
Professeur des Universités, Praticien Hospitalier
Chef de Service de Chirurgie maxillo-faciale, Stomatologie et Odontologie, CHU de Besançon
Le handicap mental (terme générique mal choisi car regroupant des situations très différentes) fait peur, c’est un fait. Peur d’être confronté à des comportements déstabilisants, peur de ne pas savoir faire, peur d’être obligé de donner plus de son temps, peur aussi d’être confronté à ses propres fragilités.
Mais, en tant que soignant, il est fort probable d’être, à un moment ou à un autre, confronté à des patients en situation de handicap. Le chirurgien-dentiste n’y échappe pas.
Cela étant, on a surtout peur de ce que l’on ne connaît pas, et il est fréquent qu’une formation initiale, souvent très théorique, se révèle insuffisante au cours d’une carrière. C’est, en principe, la raison d’être du Développement Professionnel Continu, obligatoire pour tout soignant. Force est cependant de constater que les formations proposées aux chirurgiens-dentistes dans le domaine du handicap, certes peu nombreuses, ne font pas recette. J’en veux pour exemple le DU intitulé « Prise en charge de la santé orale des patients handicapés » proposé par l’UFR des Sciences Médicales et Pharmaceutiques de l’Université de Franche-Comté depuis deux ans et qui n’a, à ce jour, pas pu être ouvert faute d’un nombre suffisant d’inscriptions. Défaut d’information ? Manque de motivation ou d’intérêt ? Cette formation, ouverte non seulement aux chirurgiens-dentistes, mais également aux assistantes dentaires, souvent en première ligne, répondrait pourtant parfaitement aux besoins de notre consœur et lui permettrait très certainement d’être rassurée et de pouvoir soigner la grande majorité de ses patients handicapés.
Je rappellerai également à notre consœur que pour les patients les plus lourds (autismes profonds, patients pauci-relationnels, démences avancées…), en effet difficiles à prendre en charge au sein d’équipes légères, il existe un grand nombre de réseaux spécialisés (Handident par exemple) permettant de ne pas être isolé dans sa pratique, ainsi que des structures de recours dans de nombreux centres hospitaliers (que ce soit dans le cadre des Centres de Soins, d’Enseignement et de Recherche Dentaire [CSERD] rattachés aux Facultés dentaires ou dans le cadre d’Unités Fonctionnelle [UF] d’odontologie hospitalière), permettant d’avoir accès à des plateaux techniques complets (soins sous sédations ou sous anesthésie générale).
Enfin, un grand nombre d’associations font un travail formidable dans l’offre et la structuration des soins (dentaires notamment) en faveur des patients en situation de handicap et il est tout à fait possible de travailler de manière constructive avec elles.
En conclusion, et pour répondre à notre jeune consœur, il est pour moi éthiquement impossible de refuser de soigner un patient au simple motif qu’il est porteur d’un handicap, fut-il « mental ». Il est par contre obligatoire de se former tout au long de sa carrière, notamment lorsqu’on est confronté à des situations nouvelles. Tout est d’ailleurs dit dans le serment d’Hippocrate que nous avons tous prêté. Le fait d’être praticien salarié ou libéral ne fait évidemment aucune différence.
Réflexions du Docteur Aude Monnier-Da Costa
Assistante Hospitalo-Universitaire, Faculté de Chirurgie Dentaire – Paris Descartes
Présidente du réseau Rhapsod’if
En France, 5,5 millions de personnes sont déclarées en situation de handicap, dont 700 000 porteuses de handicap mental. Or, les structures hospitalières sont insuffisantes pour leur prise en charge. Elles sont rarement conçues à cet effet. Comment d’ailleurs imaginer ces grandes salles d’attente remplies de patients porteurs de troubles ? L’un criera dans un coin, pendant que l’autre se tapera la tête contre un mur, angoissé par le bruit qui l’environne… Pour être suivie d’un soin efficace et apaisé, la salle d’attente devrait être, au contraire, le cocon protecteur et accueillant dans lequel un patient peut attendre sereinement son rendez-vous. Pour ces raisons, force est de constater que l’engagement des chirurgiens-dentistes libéraux est indispensable.
« Handicap mental » : l’expression fait peur, d’autant qu’elle recouvre des centaines de pathologies. Naturellement, une profonde inquiétude envahira tout praticien qui n’y a encore jamais été confronté en cabinet. Comment expliquer les soins nécessaires au patient ? Comment obtenir son consentement quand la communication est déficiente ?
Se sentant démuni, le chirurgien-dentiste a peur de faire mal, a peur de mal faire… Le danger est que cette crainte conduise involontairement à réduire le patient à son handicap. Le praticien ne voit plus Monsieur ou Madame Untel mais « autisme », « trouble envahissant du développement », « trisomie 21 », « retard psychomoteur »…
Or, la rencontre avec le patient et sa personnalité est fondamentale. Elle fait passer du fantasme à la réalité, dédramatisant souvent la situation. Elle offre aussi des pistes pour une prise en charge concrète et adaptée. Nullement besoin, en effet, d’être spécialiste de toutes les pathologies possibles, car c’est seulement de ce patient précis dont on a la charge. D’ailleurs, derrière le mot « autisme », par exemple, on ne trouvera jamais deux fois le même comportement. C’est la rencontre entre le chirurgien-dentiste et son patient qui va permettre d’évaluer quels soins vont être réalisables ou non, si des marges de progression existent… Des stratégies de communication avec le patient et ses accompagnants (une aide précieuse non négligeable !) se mettent alors naturellement en place. Tel patient utilisera des pictogrammes. Il suffira alors de prendre en photo le praticien pour que celui-ci intègre l’agenda imagé du patient. Un autre fera attention de bien apporter son casque antibruit pour ne pas être gêné par l’environnement sonore du cabinet. Cet autre patient, jeune autiste, viendra équipé de sa tablette avec une application qui lui aura expliqué ce que va faire le praticien. De nombreux sites proposent des « trucs et astuces » pour faciliter la première consultation. Dans certaines régions, des réseaux de soins spécifiques en odontologie (Handident, Rhapsod’IF*) fournissent même un accompagnement pour les chirurgiens-dentistes adhérents.
Bien entendu, ce type de prise en charge mériterait une place plus grande dans la formation initiale du chirurgien-dentiste. D’autres pays y intègrent un cursus de spécialisation sur les « patients à besoins spécifiques ». En France, même si la nouvelle spécialisation en Médecine Bucco-dentaire est tournée vers les populations handicapées, la prise en charge de ces patients relève de l’obligation déontologique de chaque praticien. À l’université, l’étudiant en odontologie doit suivre un enseignement sur les patients à besoins spécifiques, mais le nombre d’heures qui lui est alloué est à la discrétion de chaque doyen. Par conséquent, certaines facultés y consacreront un semestre entier, tandis que d’autres n’offriront que quelques séminaires ou un stage de santé publique. Une harmonisation entre les universités, fondée sur le document de référence proposé par l’International Association for Disability and Oral Health (IADH), serait ici extrêmement bien venue.
Une chose est sûre, chaque chirurgien-dentiste a les compétences techniques pour soigner ces patients à besoins spécifiques. Il suffit d’un peu d’audace, d’ouvrir la porte de son cabinet et de rencontrer un nouveau patient. Il apportera une grande satisfaction humaine et professionnelle. Car c’est plus que la porte d’un cabinet qui lui a été ouverte. C’est la possibilité de faire partie de la société. Comme tout le monde, il a le droit de se faire soigner dans un cabinet dentaire.
* www.reseau-lucioles.org/, http://w4.uqo.ca/dents/dentiste_pour_professionnels.php
Commentaires