Importance du questionnaire médical chez l’adulte
L’orthodontie de l’adulte diffère de celle de l’adolescent et, de fait, confronte les orthodontistes à des problématiques spécifiques. S’ils sont nombreux à avoir intégré les difficultés inhérentes à un âge dentaire plus élevé, combien ont pris conscience que ces patients plus âgés pouvaient présenter des problèmes médicaux susceptibles d’impacter leur traitement à venir ? Le questionnaire médical que les patients doivent obligatoirement compléter, dater et signer à la première consultation prend ainsi tout son sens avec les adultes. Or, la pratique montre que celui-ci n’est souvent que partiellement rempli. Il me paraît donc opportun, dans le cadre de ce numéro thématique, de puiser, auprès de spécialistes reconnus, des informations qui nous aideront à avoir une approche plus médicalisée du patient adulte. Dans cette introduction, je prendrai comme exemple les bisphosphonates, thème de ce numéro.
Les limites de notre questionnaire
Qu’un questionnaire médical rendu ne mentionne aucun antécédent, passé ou présent, chez des personnes de 50-60 ans est d’autant plus étonnant que, d’après l’enquête SRCV-SILC d’Eurostat publiée dans l’édition 2017 du rapport L’état de santé de la population en France [1], presque un adulte sur deux de la tranche 55-64 ans déclare « une maladie ou un problème de santé qui soit chronique ou de caractère durable » (tabl. I). Ce vide dans nos questionnaires doit, de fait, nous alerter.
Que ce questionnaire soit pris au sérieux est essentiel. Le faire évoluer, en étant le plus explicatif et le plus pédagogue possible, est nécessaire. Nous pourrions par exemple préciser par écrit, en préambule du questionnaire, que certains médicaments ou opérations passées peuvent interférer ou altérer les résultats orthodontiques, et qu’il est donc important de signaler, en toute confidentialité, ses antécédents médicaux, sans restriction. Nul doute que notre expert consulté pour ce numéro spécial aura des conseils à nous donner pour faciliter ce recueil d’informations et sur l’intérêt d’aborder clairement ces questions ou de disposer d’une liste de médicaments impliqués.
J’aimerais partager ici mon expérience à ce sujet, en vous présentant trois situations auxquelles j’ai été confrontée et qui concernent les bisphosphonates ; les patients avaient omis de préciser certaines informations dans les questionnaires médicaux qui leur avaient été donnés en salle d’attente.
Situation 1
Il m’arrive de découvrir, en poussant l’entretien, que certaines patientes ont souffert d’un cancer du sein. Guéries, ces patientes sont dans une dynamique où elles souhaitent prendre soin d’elles et passer à autre chose (ce que confirme la demande orthodontique). En outre, elles considèrent que le droit à l’oubli, dont on a beaucoup parlé pour les assurances, s’étend au contexte médical. Or, les patientes doivent impérativement signaler leur antécédent de cancer.
Situation 2
Les patients prenant des médicaments au long cours ont tendance à les taire. Ils associent l’orthodontie à l’adolescence, à une certaine inoffensivité, et ne voient pas en quoi leurs traitements pourraient interférer avec « une petite correction des dents pour faire plus joli ou pour faciliter la mise en place d’une fausse dent ».
Situation 3
Enfin, certains adultes dont la demande, motivée par la puissante apologie de la jeunesse, n’est pas médicale mais purement esthétique, rayent ou ignorent le paragraphe médical du formulaire. Interprètent-ils alors toute demande de précisions comme une ingérence dans leur sphère intime ?
Dans ces trois groupes figurent évidemment des patients traités avec des bisphosphonates.
Le cas particulier des bisphosphonates
Dans ma pratique, les patients qui sont traités par bisphosphonate sont nombreux. Les bisphosphonates figureraient en effet dans le top 100 des médicaments les plus prescrits en France. Ainsi, un faisceau de questions émerge et nécessite des clarifications. Nous avons décidé d’interroger pour vous le Professeur Jean-Christophe Fricain, PU-PH en chirurgie orale à l’université de Bordeaux.
Christine Muller : Nous sommes de plus en plus souvent confrontés à des patients adultes suivant
ou ayant suivi un traitement à base de bisphosphonates susceptible d’interférer avec le traitement d’orthodontie. Dans le questionnaire médical de l’orthodontiste, peu de patients perçoivent l’intérêt de signaler ces traitements.
Jean-Christophe Fricain : Chez l’adulte, les bisphosphonates sont prescrits dans le cadre de pathologies malignes et bénignes, essentiellement pour restaurer la densité minérale osseuse en ciblant l’ostéoclaste qui résorbe l’os :
– les pathologies malignes incluant principalement le myélome, les métastases osseuses et l’hypercalcémie maligne. Il faut noter que les progrès dans le traitement de certains cancers permettent des survies prolongées compatibles avec la réalisation de traitements orthodontiques simples ;
– les pathologies bénignes incluant principalement : l’ostéoporose, la maladie de Paget des os. Dans l’ostéoporose sévère, les durées moyennes de traitement sont de quatre à cinq ans et doivent être réévaluées par une ostéodensitométrie.
Une anamnèse médicale est nécessaire avant d’entreprendre un traitement ; elle s’attachera aux antécédents médicaux, aux antécédents chirurgicaux et aux traitements en cours. Si les antécédents médicaux ou chirurgicaux révèlent une pathologie bénigne ou maligne susceptible d’être traitée par bisphosphonate, l’interrogatoire devra être orienté afin de préciser le traitement.
Plusieurs questions simples devront être posées :
– Prenez-vous ou avez-vous pris un traitement pour les os ?
– Prenez-vous un traitement par la bouche, au moins une fois par semaine ?
– Vous faites-vous une piqûre une fois par mois ? Deux fois par an ? Une fois par an ?
– Quel est le nom de votre traitement ? (vérifier sur l’ordonnance)
Il est bien sûr possible que l’orthodontiste dispose d’une liste exhaustive des bisphosphonates prescrits mais cela me semble réducteur, car l’interrogatoire doit inclure l’ensemble des traitements du patient et l’orthodontiste devra vérifier dans un dictionnaire ad hoc sa famille et ses indications de prescription, pour les croiser avec les antécédents médicaux.
C. M. : Comment, dans l’anamnèse puis dans l’initiation du traitement orthodontique, prendre en compte
la demi-vie de ces molécules, parfois de dix ans ?
J.-C. F. : Il n’est pas toujours simple de définir le début, et parfois la fin de prise du traitement par bisphosphonate. Le contact avec le médecin référent peut aider et s’avérer nécessaire pour répondre à cette question. La demi-vie du bisphosphonate est difficile à déterminer avec précision et pourrait varier en fonction de la durée de prise et du type de bisphosphonate. Il faut comprendre que le bisphosphonate est incorporé au cristal d’hydroxyapatite de l’os, où il remplace le pyrophosphate inorganique. Il fait donc partie intégrante de l’os. Tant que l’os n’est pas résorbé par un processus de remodelage, le médicament n’est pas éliminé. Plus la dose cumulée est importante, plus l’inhibition du remodelage sera forte et plus la demi-vie sera longue. Il est probable que cette demi-vie varie considérablement d’un individu à l’autre.
C. M. : Quel est l’impact des modes d’administration des bisphosphonates – on lit que la voie intra-veineuse se double de complications, contrairement à la voie orale – et quels sont les effets sur le mouvement orthodontique ?
J.-C. F. : Cette question souligne une confusion fréquente concernant l’évaluation du risque d’effets indésirables des bisphosphonates. Il faut comprendre que ce risque est corrélé principalement à la dose cumulée et non à la voie d’administration. Cette dose cumulée dépend de l’indication du bisphosphonate :
– pour traiter les pathologies bénignes, le patient recevra une injection par an ou une prise orale par semaine, ce qui expose dans les deux cas à un risque faible d’ostéonécrose. Ce risque est exceptionnel avant trois ans de traitement. La prévalence des ostéonécroses est de 0,001 à 0,01 %,
– pour les pathologies malignes, le patient sera traité par une injection par mois qui expose à un risque plus important d’ostéonécrose. La prévalence des ostéonécroses varie de 1 à 7 % selon les études.
Les effets des bisphosphonates sur le traitement orthodontique sont assez mal connus chez l’homme car il y a peu de données publiées. Les études animales semblent montrer que la modification du remodelage induite par les bisphosphonates allonge la durée du traitement. Parmi les effets bénéfiques, on peut noter un meilleur ancrage osseux, limitant les mouvements dentaires parasites et la réduction des mouvements dentaires post-traitement, ce qui diminue les récidives. L’effet sur les résorptions radiculaires est plus controversé, mais celles-ci semblent réduites. Chez l’homme, il est admis que le traitement orthodontique est possible chez un patient traité par bisphosphonate. Ce traitement sera plus long, ce qui confirme les données de l’expérimentation animale. Quelques cas publiés montrent que la fermeture des espaces post extraction est souvent incomplète et le parallélisme dentaire plus difficile à obtenir chez les patients traités.
C. M. : Quelles sont, par ailleurs, les données actuelles sur le rôle du traitement orthodontique avec ou sans extraction et, a fortiori, d’une intervention chirurgicale sur une mâchoire (ostéotomie d’avancée mandibulaire par exemple) dans le déclenchement d’une ostéonécrose ?
J.-C. F. : Il existe très peu de données concernant le déclenchement d’une ostéonécrose par le temps orthodontique. Un cas a été publié dans un contexte malin chez un patient de 77 ans. Les données actuelles montrent que l’extraction n’est probablement pas à l’origine de l’ostéonécrose, contrairement à une idée reçue. Des biopsies osseuses réalisées au moment de l’extraction ont montré que l’ostéonécrose alvéolaire est déjà présente au moment de l’avulsion dentaire. L’alvéole nécrosée est, dans un deuxième temps, infectée par la flore buccale environnante qui provoque une ostéite et son cortège de symptômes.
Concernant la chirurgie orthognathique, là encore il n’existe pas de données d’evidence based. Les données de l’expérimentation animale montrent que les bisphosphonates favoriseraient la formation d’un cal fracturaire et la formation osseuse. Il existerait moins de récidives dans les techniques de distraction osseuse et d’expansion maxillaire.
Remerciements au Dr Jean-Christophe Fricain.
Les trois « take home messages » du Professeur Fricain
1. Les bisphosphonates sont des médicaments dont le rapport bénéfice-risque est indiscutable, car ils préviennent le risque fracturaire et augmentent de 30 % la survie par rapport à un placebo. Les orthodontistes doivent rassurer les patients et faire passer le message qu’il est important de faire une ostéodensitométrie tous les quatre ans, pour vérifier la densité minérale osseuse et déduire l’intérêt ou non de poursuivre le traitement.
2. De nouveaux traitements sont utilisés avec les mêmes indications que les bisphosphonates : les anti RANK-L. lls empêchent la formation des ostéoclastes, alors que les bisphosphonates entraînent une apoptose des ostéoclastes. Les anti RANK-L sont une thérapie ciblée constituée d’un anticorps : le Denosumab. Il a une demi-vie de quelques mois mais expose aux mêmes effets indésirables que les bisphosphonates. Le risque d’ostéonécrose diffère en fonction du contexte, bénin ou malin, comme pour les bisphosphonates.
3. Il n’y a pas de contre-indication formelle de réalisation d’un traitement orthodontique ou orthognathique chez un patient traité par bisphosphonate. L’indication dépend, comme toujours, du rapport bénéfice-risque. L’évaluation du risque dépend de la dose cumulée, qui est généralement faible dans un contexte bénin et importante dans un contexte malin. Enfin, ce risque est majoré par la présence de comorbidités : prise de cortisone, diabète, traitement anti-angiogénique, mauvaise hygiène bucco-dentaire.
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