Addict à l’exact
Si la chasse au mot juste est le point d’honneur de l’auteur, on citera dix grandes plumes amoureuses du style, Chateaubriand, Flaubert, Colette, Proust, Gracq… avant de songer à Serge Gainsbourg. Parce qu’on l’entend d’abord en musicien-parolier on le range ailleurs, au rayon des poètes disparus de Trenet : « Leurs chansons courent encore dans les rues » mais pas dans les bibliothèques. Sauf celle de Beaubourg, à qui Charlotte, sa fille, a confié un temps livres, notes et objets de son père. Baladin jongleur de mots, le pointilleux Serge entretenait avec la littérature un rapport étroit, à la fois nomade, agile, avide, opportuniste, mais marqué d’une exigence stricte sur le choix du mot, d’une exactitude de métronome. À dire vrai, il n’écrit pas sur papier vergé, mais sur les modestes feuilles A4 qui reçoivent les couplets dictés dans l’urgence par l‘idée maîtresse, souvent née, dit-il, d’un simple titre trouvé à quelques heures de l’enregistrement et dont tout découle, logiquement. Pourtant, son génie des monosyllabes, des onomatopées, de la prosodie syncopée qui « claque des doigts devant les juke-box » ou allume des images fulgurantes comme « une jarretelle qui claque dans la tête » prouve une passion pour l’écrit aussi intellectuellement réfléchie que vécue dans sa chair, comme le trahissent les péremptoires coups de menton et rictus secs dont il accompagne ses enregistrements et ses interviews aux paroles voulues définitives.
Car c’est l’impact qui dicte
Il a beau dire, véhément, que la chanson est un art mineur, le verbe est pour lui majeur. Une évidence qui saute aux yeux dès lors qu’on les porte sur ses manuscrits originaux, chance rare qu’offre la Bpi de Beaubourg dont l’exposition est comme l’antichambre de la Maison Gainsbourg et de son musée, censés ouvrir tous deux cette année rue de Verneuil. Tapuscrits annotés, trouvailles jetées en hâte sur la feuille, raturées, remplacées par un mieux, mises en parenthèse en attendant de le trouver ou soulignées quand il serait vain de le chercher puisque la formule optimale est là, à sa place, sonnante et structurante. C’est toute la fabrication d’une chanson qui se lit ici, du déclic jailli d’un mot à la note qui va lui faire écho. Si la mélodie semble lier le tout, sa réelle cohérence est dans l’écrit. Plus encore que la recherche du vocable rare, coloré, ponctué d’anglicismes pour les besoins d’un son chic ou choc et pimenté d’exotisme slave ou suave, on voit tout de suite que son goût d’une syntaxe audacieuse et sa maîtrise des figures de style propres à la poésie (allitérations, anaphores, hypallages…) s’abreuvent à une culture littéraire aussi éclectique que profonde. Ce que confirme, en regard, un choix de 150 livres issus de sa bibliothèque, assez aristocratique – certes plus Marquis de Sade que Comtesse de Ségur, ou alors très revue et corrigée à la façon du premier –, mais assez large pour se brasser de populaire. On voit aussi se dessiner des polarités dans cet hétéroclite qui mêle auteurs classiques, polars, biographies d’actrices, BD. Le rayon poètes, celui de Nerval, Baudelaire, Verlaine et Rimbaud, s’ouvre avec une vive curiosité à l’étrange de Poe, aux collages des surréalistes, à l’amour fou de Breton. Derrière se démasque un plus sulfureux rayon rose – ou même X – dénotant un rapport aux femmes, et aux troublantes Lolitas en particulier, clairement marqué par Nabokov. Çà et là, les noms de Schopenhauer, Huysmans, Oscar Wilde, Kafka, Zweig intriguent jusqu’à ce qu’on s’avise que, comme des blocs erratiques, ils proviennent d’une même roche, la littérature du double – que Dostoïevski et Le Horla de Maupassant poussent à son extrême, la folie. Ce tropisme éclaire la dissociation qui conduit l’élégant Gainsbourg à créer le personnage de Gainsbarre, son Mister Hyde à dégaine de déglingue, porté sur le douze ans d’âge et les « verres fumés pour montrer tout c’que j’veux cacher ».
Dessous chics d’un méchant look
Hors champ dans cette exploration de l’auteur-compositeur, mais pas dans sa vie, il y a une nuit enfouie, nuit de brouillards déchirée entre zone occupée et espace de liberté. Fuyant les rafles, Lucien Ginsburg a été lycéen vers Limoges sous l’identité de Guimbard. Passe-passe de phonèmes pour un faux nom, chiffon de sons sur faux papiers, double-jeu du je : on peut imaginer qu’allitérations obsessionnelles et altérations de l’ipséité trouvent là une initiale cause commune. En même temps qu’un exutoire, à travers l’aire ouverte à l’élève reclus : la poésie. Espace de refuge autant que d’épanouissement, c’est un champ à investir où il se reconnaît d’emblée chez lui. Quoiqu’éperdu d’admiration, il y entre de plain-pied et ne craint pas de mettre ses pas dans ceux des plus grands – au point de confondre plus tard les empreintes, recyclant les vers célèbres avec la même et totale absence de vergogne qu’envers les phrases entières reprises de Brahms ou de Chopin. Avec toutefois l’excuse de relectures créatives qui leur donnent une résonance nouvelle. Ce n’est pas en pique-assiette qu’il picore chez Picabia son « je fuis le bonheur pour qu’il ne se sauve pas ». En esthète, il en remodèle la forme au profit de la force : la portée de « fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve » n’est pas seulement le gain mélodique. Ces « petits riens » qui changent tout ne le réduisent pas au rôle de coauteur mieux-disant, de bernard-l’hermite arrangeur sans-gêne de la création des autres. Il réemploie davantage qu’il n’emprunte, et rend toujours avec intérêts. L’important est plutôt de saisir là un peu de sa trouble relation au double, comme au couple d’ailleurs. C’est à la fois une fusion et une mise à distance, un éternel « je t’aime moi non plus » pour cet amoureux du beau qui, souffrant de ne pas l’être, cherche à en posséder un reflet dans la grâce puis, n’y croyant pas, ou « de peur qu’il ne se sauve », le brise. Narcissique, son rapport à l’autre est de nature esthétique et a beaucoup à voir, de son côté du miroir, avec la figure du dandy. C’est pourquoi on invoque souvent le Dorian Gray de Wilde et d’autres exemples de double littéraire tirés d’auteurs d’un XIXe siècle qu’on sait très inspirant pour Gainsbourg. Ce serait en somme ses dessous chics, sa part d’élégance tirée à quatre épingles et alliée au goût des objets rares, de l’ineffable exquis comme cet autre modèle, l’esthète Des Esseintes épuisé de raffinement, double décadent du Huysmans d’À rebours. On cite de même son autre livre de chevet découvert aussi à l’adolescence, Adolphe, de Benjamin Constant, et cette proclamation en 1968 au micro de Michel Polac : « Je suis Adolphe, un personnage destructeur pour lui et pour les autres », écho au cynisme désabusé de celui qui ne parvient ni à prolonger la passion ni à rompre méchamment.
Il y aurait là, dans toutes ces références revendiquées, l’explication de la construction délibérée du double sombre, version du dandy dégradée sciemment (de façon très cultivée d’abord, avec cannes, Repetto pieds nus, jean élimé comme ces habits que le nec plus ultra du chic voulait qu’on fasse râper) et faite pour prendre en charge, sous le nom de Gainsbarre, la mauvaise part. À l’artefact le grand méchant look, la provoc systématique, au Gainsbourg caché la finesse artistique, la délicatesse pudique : paradoxale parallaxe mais double impact médiatique.
Anatomie d’un beau scandale
Ce partage des tâches rallie les suffrages et enjambe les générations sans rendre tout à fait justice à ce qui est peut-être le vrai fond du dédoublement de l’artiste, et le rapproche de l’énigmatique « Je suis l’autre » de Nerval, de « la possibilité d’être à la fois soi et un autre » que voit Baudelaire, du « Je est un autre » qu’affirme Rimbaud. Il va et il vient, comme eux, entre deux pôles, deux visions de soi, intérieure et extérieure – deux regards aussi sur l’autre, avec lequel il ne parvient à ne faire qu’un que dans le seul et éphémère instant de la fusion, ce paradis gagné par le désir et d’où l’assouvissement le chasse. Comme sa « vague irrésolue », il vient inlassablement dire qu’il s’en va. « L’amour physique est sans issue » et la beauté elle-même, nécessairement convulsive pour Breton, ne s’atteint que par spasmes, échappe à la possession. Là est pourtant le véritable scandale, dans ce surgissement de la beauté – jusque dans laideur – qui éclipse toute chose autour. Cette notion de beauté scandaleuse, provocante, subversive, Gainsbourg l’a reconnue chez Baudelaire comme déjà sienne. Il la comprend intimement et tout son art la travaille dès le début. De dépit de ne pas l’atteindre par la peinture, il casse ses pinceaux et transfère sa rage sur la plume, mais il est né voyant de cette beauté-là et vit pour la faire éclore. C’est pour lui un impératif moral que de la provoquer, même si un certain drame vient d’un malentendu sur le sens de ce mot, comme on s’était ému de celui des Fleurs du mal. Gainsbourg moral, on sourit bien sûr. Mais cette exposition permet de réfléchir à la question, et au vrai engagement qui sous-tend toute son œuvre de poète.
Une po-éthique du choc
Si Gainsbourg a des principes ? Affirmatif. En matière de poétique, c’est certain. Son respect de cet art n’est pas piqué des vers, même s’il chipe ceux des copains : il les retouche, ou s’y couche, mais pas touche ! C’est sacré, et là-dessus il a une inflexibilité de flamen romain gardien du feu. Actif à l’entretenir, il met son souffle au service de ses idoles dans un esprit filial, mais leur insuffle au passage celui d’une modernité de son cru. Il dope Baudelaire à la pop, colle un Perfecto à Rimbaud. Le collage est son truc – il a toujours revendiqué cet emprunt aux surréalistes – et plus encore l’entrechoc. Pour voir les étincelles qui en naissent, entendre le bruit que ça fait. Attrapant la rime au bond dans d’autres airs du temps, il la reprojette en boomerang dans celui de ses contemporains. Hérédia l’a marqué par la métrique brutale et violemment imagée du « Comme un vol de gerfauts hors du charnier natal » des Conquérants, mais tout autant la fluidité délavée des baudelairiens « soleils mouillés de ces ciels brouillés », où l’entrechoc, amorti au point de n’être que dans l’interpolation possible des syllabes, pourrait très bien venir de sa plume. Son goût du double sens, souvent potache, sait aller au-delà du jeu de mots pour jouer avec eux de la manière la plus sérieuse et inventive pour l’oreille et l’esprit ; il faut que ça percute, et qu’on percute. Sa diction très articulée, le martellement de son parlé-chanté, l’audace de sa versification rythmée de rejets, tout concourt à bousculer la langue très délibérément, pour la faire vivre en lui inséminant une verve virginale. Placer l’écrit au-dessus de tout rend mineure à ses yeux la mélodie : « La poésie dans son état pur n’a pas besoin d’accompagnement musical », dit-il. Ce qui l’embête, car il l’aime elle non plus.
Entrechoc, encore, mais qu’il résout à coups de créativité inouïe, cassant les murs du son pour investir successivement, et avec l’insolent succès que l’on sait, tous les styles : swing, pop, rock, reggae, funk, rap… Un décloisonnement qui épate chaque génération et fait mondialement sa gloire. Son spleen, peut-être aussi, poète de l’idéal jouant dans le bac à disques. Dans un sens, la reliure à décor d’entrelacs et frise de perles irait bien à ses feuilles d’or. Mais dans l’autre, on aime trop le voir faire des bulles dans les comics-strips…
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