Situation
Dois-je répondre à sa demande bien que je ne sois pas certain de l’intérêt d’extraire une nouvelle molaire ? Puis-je me contenter de lui prescrire des antalgiques ? Faut-il l’adresser à un spécialiste ou lui conseiller une prise en charge psychologique ? Je décide de prescrire des examens radiographiques complémentaires, mais la patiente reprend déjà rendez-vous, expliquant à mon assistante qu’elle exige l’extraction… Je veux lui venir en aide, mais comment répondre à cette souffrance à laquelle je ne trouve pas de solution ? »
Réflexions du Docteur Said Kimakhe
Maître de conférences à la faculté de chirurgie dentaire de Nantes
Le travail avec les patients en souffrance génère beaucoup de tensions. Celui qui a mal est dans la certitude, alors que celui qui entend la plainte douloureuse d’autrui est dans le doute.
Dans le cas de figure présenté, nous nous trouvons face à deux protagonistes avec des comportements bien identifiables. Chez la patiente, un comportement légitime : que la douleur cesse par tous les moyens. De leur côté, les praticiens consultés manifestent soit un comportement d’incapacité (de fuite) qui peut être traduit comme une incompétence, auquel cas une démarche éthique et déontologique devra en toutes circonstances être respectée, soit un comportement de non-discernement dans un contexte de « bain émotionnel » conduisant à une thérapeutique inadaptée.
Pour la patiente, il est anormal de souffrir, de surcroît après un traitement. Elle cherche surtout à être débarrassée de cette souffrance pour laquelle elle croit avoir trouvé une causalité et une signification. D’où ses multiples consultations, reflet de son errance médicale.
Ce qui importe chez le patient qui souffre, ce n’est pas tant la durée de la douleur que la perte de l’espoir de retrouver son état antérieur. Le seul sens que l’on puisse donner à sa souffrance est celui du soulagement par tous les moyens, même pseudo-rationnels, que l’on rejetteraient si l’on était en bonne santé.
En tant que thérapeutes, la douleur idiopathique, dont l’identification étiologique n’est pas évidente et dont la corrélation anatomo-clinique n’est pas retrouvée, nous dérange et nous déloge de nos certitudes. Elle amplifie notre attitude à la sous-estimer et oblige à reconstruire de toutes pièces la représentation de ce qu’éprouve le patient. Cette situation de tension entre la reconnaissance de la douleur du patient et sa propre tendance au déni de celle-ci pousse naturellement le thérapeute à la rejeter.
La quête désespérée de la patiente peut être à l’origine d’une escalade thérapeutique médicale et/ou chirurgicale injustifiée. Cette attitude thérapeutique est le reflet comportemental du prescripteur qui veut calmer sa propre angoisse et soulager sa propre souffrance. Ce comportement émane directement de l’incapacité à faire la distinction entre soi et autrui. La difficulté est alors de permettre au praticien de saisir toute la dimension émotionnelle de la patiente, de ne pas être submergé par la contagion affective.
Or le praticien ne doit jamais nuire à son patient. Il doit tenir compte de sa douleur et mettre tout en œuvre pour la soulager (article 1110-5 du Code de la santé publique). S’il l’adresse à un confrère ou à une structure spécialisée, cela doit répondre non seulement à une logique de continuité du parcours de soins, mais surtout à une logique de complémentarité de soins et non à une logique de fuite.
Si le praticien a l’obligation de donner des soins consciencieux, d’être humaniste, suffisamment diligent et attentif, certains patients ont souvent besoin d’être pris en charge et accompagnés dans un rapport de confiance rassurante renouvelé à chaque instant. Cette démarche est difficile car elle induit une tension génératrice d’une charge psychologiquement lourde. C’est une tâche chronophage et non reconnue par les organismes sociaux. Il n’empêche, notre devoir de thérapeute, notre déontologie et notre éthique nous ramènent toujours à la raison de ce que nous sommes pour nos patients et notre serment est infaillible vis-à-vis d’eux.
Réflexions du Professeur Gaëtan Thiery
Professeur agrégé du Val-de-Grâce. Ancien chef de service de stomatologie, chirurgie maxillo-faciale et plastique de la face, Hôpital d’instruction des Armées Laveran, Marseille. Centre Massilien de la Face, Marseille
Tout thérapeute est un soignant-sachant.
Comme soignant, il doit poser le diagnostic de douleur orofaciale idiopathique. Il s’agit d’une douleur maladie en tant que telle, au substrat bio-psycho-social, liée à un dysfonctionnement des systèmes de contrôle de la douleur, sans lésion identifiée.
Comme sachant, le thérapeute doit se rallier à la bannière du primum non nocere. Il doit refuser l’extraction, sans refuser la douleur de la patiente : « Oui Madame, j’entends que vous avez mal. Mais à ce jour, il n’existe pas de cause connue à votre douleur. C’est une douleur idiopathique. » Ces deux mots résument l’écoute bienveillante du thérapeute quant à la douleur-souffrance de la patiente et la difficulté de sa prise en charge. Le sachant se déclare « sachant limité », œuvre de modestie. Il ne doit pas sombrer dans le syndrome du chevalier thérapeute, ni dans un déni de la pathologie, avec ces phrases assassines : « Ce n’est rien. C’est psychologique, vous n’avez rien ! » Une prescription expéditive d’antalgique, de classe I ou II, sera perçue comme un abandon. La relation soignant-soigné risque d’être rompue, l’errance médicale de reprendre.
La consultation se veut écoute et patience. Le thérapeute caractérise la douleur, ses facteurs déclenchants, aggravants, son caractère insomniant, le contexte psychologique de la patiente, la prise d’éventuels médicaments anxiolytiques, antidépresseurs. Il cote la douleur avec l’échelle visuelle analogique. Il s’enquiert de la détérioration significative et progressive de la douleur, des capacités fonctionnelles et relationnelles du patient dans ses activités quotidiennes, au domicile comme à l’école ou au travail. Cette prise en charge est bornée légalement par la loi du 4 mars 2002 sur l’obligation de prise en charge de la douleur et sur le plan éthique par la notion du « care ». La patiente est considérée comme vulnérable. Elle n’est plus que douleur.
La prise en charge est spécifique, multidisciplinaire. Il faut l’adresser à son médecin traitant qui décidera d’un centre antidouleur ou de consultations dans un service d’odontologie ou de stomato-maxillo-facial, spécialisé dans la prise en charge de la douleur orofaciale à l’hôpital. Le traitement est comportemental, par un psychologue, et/ou médicamenteux : antidépresseurs tricycliques, anxiolytiques, antiépileptiques, voire par l’hypnose.
Devant l’insistance-agression de la patiente, il faut réaffirmer son rôle de sachant, « reprendre autorité thérapeutique », en lui expliquant de nouveau sa pathologie : « Cette douleur ne s’opère pas, mais elle se soigne médicalement. » Céder à sa demande serait faillir au rôle de soignant-sachant et s’exposer à d’éventuelles de justifications dans le cadre d’une expertise.
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