La toxicologie
SITUATION
L’amalgame dentaire est un matériau très simple d’utilisation, bactéricide grâce au mercure et peu onéreux. Je l’ai toujours utilisé pour mes patients,
et j’estime bien maîtriser son utilisation. Pourtant, certains me questionnent sur les risques liés au mercure. Je ne veux pas être alarmiste, ni présenter ce produit comme totalement inoffensif. Aussi, sachant que
la faculté l’abandonne au profit de matériaux de collage (composites ou CVI), je me demande si l’amalgame reste éthiquement acceptable. Je sais que je dois informer mes patients concernant les effets indésirables des matériaux que j’utilise, car cela est une obligation juridique
et éthique. Mais il ne s’agit ici que de doutes et de risques “éventuels”. Quelle attitude adopter sur le plan éthique : cesser de réaliser des amalgames au profit d’alternatives plus crédibles ? Continuer dans mes habitudes,
car la plupart de mes patients ne me demandent rien ? L’utiliser au cas par cas en évaluant les bénéfices pour mes patients ? Les matériaux alternatifs me permettent-ils de prendre moins de risques pour mes patients ?
Mais ils en présentent certainement aussi… alors que faire ?
Réflexions du Professeur Jean-Pierre Goullé
Professeur des Universités
Laboratoire de Toxicologie, UFR de Médecine et de Pharmacie, 22 boulevard Gambetta, 76183 Rouen cedex 1
Avant toute chose, il est important de rappeler que la toxicité du mercure est uniquement liée à la forme sous laquelle se trouve le métal (degré d’oxydation, dérivé minéral ou organique) qui seule conditionne sa toxicité. Le mercure est le seul métal liquide à la température ambiante. Ce mercure liquide constitue la forme la moins toxique du métal après exposition orale ou intraveineuse ; en revanche, ses vapeurs sont tosiques. Ainsi, après une ingestion parfois massive de métal (204 g et 3,0 kg) aucun trouble gastro-intestinal n’a été constaté, ni aucune toxicité systémique hormis une perturbation de la biologie hépatique qui s’est normalisée. Nous avons également été confrontés dans notre carrière à une tentative de suicide d’une infirmière après injection intraveineuse d’environ 30 g de mercure, sans aucune conséquence clinique, si ce n’est des images radiologiques typiques confirmant cette injection. Les composés minéraux du mercure sont beaucoup plus toxiques que le métal lui-même, puisque l’ingestion d’environ 1,5 g de chlorure mercurique est potentiellement létale. Les dérivés organiques représentent la forme la plus dangereuse, leur toxicité est redoutable. Pour le méthylmercure (MeHg) la dose mortelle par ingestion est voisine de 0,1 g.
Devenir du mercure des amalgames dentaires (AD) dans l’organisme
Il est susceptible d’être partiellement libéré sous forme de particules de mercure métallique, de vapeurs de mercure et d’ions mercuriques, dont une partie pénètre dans l’organisme par différentes voies. Les dosages du métal dans les milieux biologiques ont permis de quantifier précisément les quantités de mercure des AD absorbés quotidiennement par les porteurs d’amalgames. Pour l’Organisation Mondiale de la Santé (OMS), elles sont en moyenne de 2,2 µg/jour par voie pulmonaire et de 1,0 µg/jour par voie digestive, soit un total de 3,2 µg/jour. Une corrélation entre le nombre d’AD et la concentration en mercure plasmatique a été établie, pour chaque surface d’AD, l’apport de mercure est de 0,2 µg/jour, soit 3,0 µg/jour pour une moyenne de 15 surfaces d’AD. Sur cette base, il faudrait environ 530 surfaces d’amalgame pour atteindre une concentration urinaire de mercure de 30 µg/g de créatinine, concentration à partir de laquelle on a pu observer un effet biologique après exposition au métal. Si les études réalisées chez des chirurgiens-dentistes et des personnels de cabinets dentaires mettent en évidence une augmentation significative du mercure mesuré dans les milieux biologiques, les concentrations restent très inférieures à celles pouvant avoir un effet toxique. À ce jour, aucun marqueur biologique traduisant une atteinte rénale, immunologique ou métabolique n’a été décrit chez des porteurs d’AD. Ainsi, l’apport de mercure lié à l’amalgame dans la cavité buccale est insuffisant pour produire les effets pathologiques dose-dépendants observés, par exemple après exposition professionnelle au métal, le plus souvent par inhalation de vapeurs.
Mercure sanguin, plasmatique et urinaire
Alors que le mercure organique qui provient essentiellement des aliments s’accumule à plus de 90 % dans les globules rouges, le mercure minéral des AD se répartit de manière égale entre le plasma et les hématies. Le mercure sanguin total reflète donc principalement les apports organiques d’origine alimentaire, alors que le mercure plasmatique, quant à lui, est un marqueur relativement spécifique de la présence d’AD en bouche, mais peu sensible puisqu’il faut 10 surfaces pour augmenter la concentration plasmatique de 0,2 µg/l. En raison d’une longue demi-vie dans l’organisme, le mercure urinaire est un bon indicateur de l’exposition à cet élément au cours des 3 à 4 derniers mois. Ce paramètre est influencé par le nombre d’AD, mais également par d’autres facteurs, comme la consommation de poissons, mais aussi le tabagisme. Chez les chirurgiens-dentistes et les personnels de cabinets dentaires, ainsi que chez les porteurs d’AD, les concentrations mesurées dans toutes les études publiées sont très inférieures aux concentrations pouvant exercer un effet biologique (30 µg/g de créatinine) ou un effet toxique (50 µg/g de créatinine).
Intoxications par le mercure
Il nous semble utile d’évoquer les expositions au métal ou à ses dérivés à l’origine d’intoxications humaines. En effet, tous les cas humains rapportés s’accompagnent de dosages élevés de mercure. Lorsque la mercurémie totale dépasse 200 µg/l, les signes neurologiques sont en principe constants. L’intoxication par la voie pulmonaire est le plus souvent liée à l’inhalation de vapeurs en milieu industriel, plus rarement en milieu domestique (utilisation d’un aspirateur après le bris d’un thermomètre contenant du mercure par exemple).
Les rapports sur la toxicité du mercure des AD
Entre 1998 et 2008, trois rapports émanant d’organismes officiels français ou européens ont évalué la toxicité du mercure des AD et leur impact sur la santé. En 1998, la sécurité d’emploi des amalgames dentaires a fait l’objet d’une évaluation bibliographique par le Conseil Supérieur d’Hygiène Publique de France (CSHPF). Dans son rapport, ce conseil concluait que l’apport de mercure lié à l’amalgame en bouche est insuffisant pour produire des effets pathologiques dose-dépendants et qu’aucun effet toxique systémique imputable aux AD n’avait jusqu’alors été rapporté dans les travaux publiés. En 2003, l’Afssaps a constitué un groupe de travail dédié aux AD, comportant 14 experts indépendants possédant des compétences en odontologie, en biométrologie, ou en clinique. Dans son rapport d’octobre 2005, le groupe de travail examinant les aspects cliniques a analysé les liens de causalité. La preuve d’une relation de causalité entre la présence d’amalgame en bouche et des symptômes ou des pathologies systémiques n’a pu être apportée pour le lichen plan buccal (sauf si l’AD est situé en regard de la lésion), une toxicité rénale, un lien entre les symptômes divers rapportés par les sujets présumés “sensibles”, la détérioration des performances cognitives et la survenue de démence comme la maladie d’Alzheimer, ou la sclérose en plaques. Le groupe a défini un protocole multidisciplinaire comportant des examens cliniques, odontologiques et biologiques. Un réseau national a été constitué à cet effet. Sur la base de ce protocole de prise en charge multidisciplinaire, le groupe a examiné les dossiers reçus par l’Afssaps. Aucun examen clinique ou odontologique n’est en faveur d’une intoxication mercurielle, les dosages de mercure sont normaux. En 2008, le comité scientifique sur les risques sanitaires nouveaux et émergents identifiés de la Commission européenne (SCENHIR) a établi un rapport après constitution d’un panel d’experts et consultation publique. En réponse à des plaintes de sujets qui s’estiment victimes de troubles attribués aux AD, en particulier de type systémique, notamment neurologiques, psychologiques/psychiatriques, le SCENHIR conclut qu’il n’existe pas de preuve scientifique d’effet systémique indésirable, qu’aucune étude n’a mis en évidence des signes d’intoxication mercurielle chez les personnels dentaires. Il confirme que les obturations dentaires peuvent être assurées soit par des AD, soit par des matériaux alternatifs avec une bonne sécurité d’emploi.
Mercure et environnement
Du point de vue environnemental, le mercure constitue un sujet de préoccupation légitime en raison du risque de contamination des écosystèmes, puis de l’homme par le MeHg. D’importantes quantités de mercure sont émises par l’activité volcanique chaque année, entre 1 400 et 2 400 tonnes. Cependant, avec 3 400 tonnes, les rejets dus aux activités industrielles – principalement la combustion du charbon – sont majoritaires. Le risque principal de ces émanations volatiles et des divers déchets réside dans leur transformation en MeHg qu’il faut donc réduire. Ce dérivé organique du mercure présente une toxicité particulière du fait de sa bioaccumulation dans la chaîne alimentaire aquatique, principalement pélagique. C’est par ce mécanisme de contamination que l’on a pu expliquer la catastrophe de Minamata au Japon en 1953. Certaines régions du globe sont particulièrement menacées par le MeHg. Conscients de ce problème, l’Union Européenne et de nombreux États s’attachent à ratifier la convention de Minamata établie en octobre 2013. Elle vise à protéger la santé humaine et l’environnement contre les émissions et rejets anthropiques de mercure et de composés du mercure, notamment en interdisant les nouvelles mines de mercure, en prévoyant la disparition progressive des mines existantes et en limitant l’utilisation du mercure. Cette convention négociée dans le cadre de l’ONU a été signée par 102 pays, dont la France. Elle prévoit l’abandon définitif de nombreux produits contenant du mercure ajouté, l’arrêt des procédés de fabrication utilisant du mercure ou des composés du mercure, ainsi que des mesures concernant l’extraction minière d’or. Des dispositions spécifiques ont été prises pour les AD.
Pour une utilisation raisonnée des AD
Si la réduction de l’usage de l’AD est souhaitable, son interdiction n’est pas envisagée à l’heure actuelle dans la convention de Minamata. En effet, il n’existe à ce jour aucun effet toxique documenté chez l’homme lié à la présence d’AD en bouche justifiant une telle interdiction. L’enjeu de cet emploi est guidé par des considérations environnementales légitimes. Pour un usage raisonné des AD et en l’attente de matériaux alternatifs performants, il convient de prendre toutes les mesures quant à son mode d’utilisation et à la gestion de ses déchets.
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