Chaque année qui commence fait le bilan de celle qui vient de s’achever pour mieux définir des perspectives à venir. Dans cet esprit, le spécialiste mondial de l’adhésion Bart Van Meerbeek, assisté d’une équipe d’auteurs, nous propose une rétrospective sur près de sept décennies d’évolution des grands principes de l’adhésion amélo-dentinaire avant de nous révéler les perspectives en cours de développement.
Dans une revue narrative très documentée aussi longue qu’un chapitre de livre, les auteurs commencent par évoquer le pionnier Buonocore qui, en 1995, posa les fondements du collage amélaire qui ont assez peu évolué. L’émail reste incontestablement le tissu dentaire sur lequel le collage est de très loin le plus performant et le plus stable dans le temps. Il doit à cet égard être préservé chaque fois que possible. Le mordançage à l’acide ortho-phosphorique élimine les boues de fraisage et crée dans l’émail de profondes anfractuosités dans lesquelles l’adhésif pénètre par capillarité et crée un solide réseau d’ancrage et de clavetage micromécanique. Les auteurs expliquent ensuite, en détaillant l’évolution des 8 générations de systèmes adhésifs sur plus de 65 ans, la longue et difficile compréhension du collage dentinaire par l’établissement et la stabilisation d’une couche hybride, initialement décrite par Nakabayashi en 1982.
Jusqu’au bout de ce long chemin d’évolution parfaitement expliqué dans l’article, les auteurs développent toute la complexité du collage sur le tissu dentinaire, hydraté depuis la pulpe et qui associe, dans une structure « composite », un réseau organique de collagène à un tissu minéralisé d’hydroxyapatite. Ils expliquent alors que les meilleures performances de collage dentinaire sont acquises après un mordançage générant une déminéralisation partielle et modérée de la dentine. Suffisant pour éliminer la boue dentinaire de fraisage qui interfère avec le processus d’adhésion et pour créer des microrétentions pour la résine adhésive, il ne doit pas être trop profond (1 μm) afin de préserver autour des fibres de collagène un « gainage » d’hydroxyapatite susceptible d’interagir avec des molécules actives de l’adhésif. Ils recommandent pour ce faire l’emploi d’un système automordançant (SAM) intégrant la molécule active 10-MDP* pour optimiser ce qu’ils décrivent comme un « concept d’adhésion-décalcification revisité ».
Ce monomère fonctionnel possède une fonction ester acide capable de réaliser le mordançage adéquat du tissu dentinaire et qui permet dans la foulée l’établissement de liaisons ioniques avec les ions calcium issus de la déminéralisation modérée de l’hydroxyapatite. Il possède aussi un autre groupe fonctionnel méthacrylate permettant la polymérisation avec la résine, et ces deux groupes sont séparés par une chaîne carbonée assurant l’hydrophobie nécessaire pour prévenir toute interaction entre les deux groupes ainsi que l’absorption hydrique des fluides intradentinaires profonds vers la couche adhésive polymérisée. Les liaisons ioniques ainsi établies n’influent pas directement sur la qualité de l’adhésion, qui repose principalement sur l’ancrage micromécanique de cette nano couche hybride ultra-régulière, mais participent à sa stabilité dans le temps et la protègent de la dégradation.
Car la difficulté des protocoles de collage n’est pas tant d’obtenir l’adhésion suffisante que de la maintenir durablement. C’est pour cette raison que les auteurs recommandent, pour le collage dentinaire, l’emploi d’un SAM contenant du 10-MDP plutôt qu’un système par mordançage rinçage (MR), car l’action de l’acide phosphorique sur la dentine entraîne une déminéralisation trop profonde (4-5 μm) qui met totalement à nu les fibres de collagène et donne lieu à une couche hybride trop vulnérable à l’hydrolyse et à la dégradation enzymatique. Toutefois, l’action acide des SAM étant insuffisante sur l’émail, ils recommandent son mordançage sélectif à l’acide ortho-phosphorique (30-40 %) de 15 secondes strictement limité à l’émail. Ensuite, et afin de protéger la couche de résine adhésive établissant la couche polymérisée de la dégradation par absorption hydrique, ils préconisent aussi l’emploi d’un adhésif en 2 flacons avec un adhésif hydrophobe séparé permettant l’application d’une couche plus épaisse de ce dernier. Ils précisent aussi qu’une fine couche de composite fluide immédiatement photopolymérisée recouvrant la couche d’adhésif peut également concourir à prévenir ce phénomène. On notera que cela est difficilement applicable pour le collage d’une restauration indirecte, mais cette application peut être réalisée lors du scellement dentinaire immédiat à la fin de la préparation, et avant l’empreinte.
Suivant l’évolution permise par les derniers progrès, les auteurs discutent alors de l’intérêt des adhésifs dit universels pouvant être employés en mode MR ou comme SAM, et parfois même comme agent de liaison sur la surface prothétique d’une restauration en céramique pour ceux qui contiennent du 10-MDP (adhésion à la zircone) et/ou du silane (agent de couplage pour les vitrocéramiques contenant une phase vitreuse silicique). S’ils leur reconnaissent des qualités incontestables en termes de facilité d’usage, ils pointent la finesse de la couche d’adhésif polymérisée obtenue qu’ils considèrent plus sensible à la dégradation par absorption hydrique des fluides dentinaires. Ils mettent aussi les utilisateurs en garde sur l’efficacité du silane dans ces flacons car il risque d’être dégradé par l’acide en présence. Cependant, ils insistent sur la présence de 10-MDP pour optimiser le mécanisme d’adhésion-déminéralisation précédemment décrit. Ils concèdent toutefois que ce dernier n’est pas la molécule parfaite, car aussi sensible à la dégradation. Ils révèlent que d’autres molécules de synthèse plus performantes sont actuellement en développement, mais freinées par leurs coûts de production.
La recherche actuelle se focalise surtout sur des matériaux aux propriétés dites bioactives ; soit antibactériennes afin de prévenir le développement carieux, soit promotrices de minéralisation afin de réparer les dommages carieux. Toutefois, aucun biomatériau de restauration n’a encore pu prouver son efficacité clinique dans ces deux domaines. Un autre axe de recherche concerne la simplification des protocoles de mise en œuvre avec le développement de composites autoadhésifs. Les auteurs nous expliquent, là encore, que toutes les tentatives actuelles de mise sur le marché d’un matériau de restauration autoadhésif capable de surpasser l’amalgame en matière d’efficacité et de simplicité d’utilisation ont jusqu’alors échoué faute de propriétés adhésives suffisantes dans des cavités non rétentives mécaniquement. Van Meerbeek et ses coauteurs fixent alors le cahier des charges des matériaux du futur qui pourront être bioactifs ou autoadhésifs, si ces propriétés n’altèrent pas les performances du collage et la pérennité de la restauration. L’évolution et le progrès, comme le temps et les années qui passent, ne peuvent être arrêtés.
* 10-MDP = 10-methacryloyloxydecyl dihydrogen phosphate
3 questions à… Jean-Pierre Attal
MCU-PH et directeur de l’unité de recherche biomatériaux innovants et interfaces à l’université de Paris (URB2i – UR 4462), président de la Société Francophone de Biomatériaux Dentaires (SFBD) et rédacteur en chef de la revue Biomatériaux Cliniques (BMC)
Vous avez été l’élève du Professeur Michel Degrange, un expert reconnu dans le domaine des adhésifs. Quels sont pour vous les derniers progrès accomplis par les adhésifs dits universels ?
Vous faites bien de rappeler le nom de Michel, spécialiste incontesté de l’adhésion. J’ai été son élève, comme toute une génération d’enseignants et de praticiens, et son bras droit [1]. Il a été l’infatigable promoteur de l’adhésion et d’une dentisterie minimalement invasive, et si notre profession en a maintenant largement pris conscience, c’est grâce à lui en très grande partie.
En ce qui concerne les adhésifs universels, je vois principalement au moins 3 grandes catégories d’avantages.
Ils ont tous les avantages des SAM (systèmes auto-mordançants). Comme Bart l’explique, ce sont des adhésifs multi-mode, ils peuvent donc être utilisés en SAM ou en MR (Mordançage-Rinçage). Le fait qu’ils puissent être utilisés en SAM sur la dentine entraîne l’absence de sensibilités postopératoires et pardonne des erreurs de manipulation par rapport à un MR. Par exemple, avec un MR, lorsqu’une zone de dentine n’est pas parfaitement mordancée (accessibilité, gel de mordançage trop visqueux…), et même si elle est recouverte du primaire (MR3) ou du primaire + adhésif (MR2), l’adhérence est nulle. Ce n’est pas le cas d’un SAM, et donc pas le cas d’un universel utilisé en MR. Par ailleurs, alors que les universels ressemblent à un SAM en 1 temps, ils n’ont pas son défaut principal, à savoir une très forte hydrophilie qui entraîne un vieillissement accéléré.
Les universels collent aux matériaux prothétiques (composites, céramique et métal). Cette propriété est très utile en cas de réparation des restaurations en bouche. J’en profite pour dire que les praticiens ne font probablement pas assez de réparations et peut-être trop de réfections complètes. Or toutes les études montrent de façon très nette l’amélioration de la survie (bien sûr !), mais surtout les bienfaits biologiques pour nos patients et économiques pour la société. Les protocoles de réparation sont bien connus [2], et maintenant bien enseignés [3] et les adhésifs universels doivent y être systématiquement associés [4].
Enfin, ce sont des matériaux qui sont amenés à évoluer encore. Un industriel vient juste de commercialiser un adhésif universel en 2 temps, le 2e temps consistant en l’application d’une couche de résine hydrophobe qui améliorera considérablement la qualité du vieillissement. Cette innovation est très intéressante car elle va transformer l’universel soit en MR3, soit en SAM2 (donc les 2 gold standard actuels !), mais avec l’avantage de l’adhésion aux matériaux prothétiques. Un autre industriel vient de commercialiser une version duale de son adhésif universel, ce qui permettrait, selon des premiers résultats, de rendre la photopolymérisation de l’adhésif avant la mise en place du composite non indispensable, et ce même sur la dentine !
Avez-vous des recommandations spécifiques afin d’optimiser le collage des restaurations indirectes en céramique dont la réalisation et l’assemblage sont différés de la préparation ?
En réalité, que ce soit différé ou pas (CFAO directe), les recommandations sont les mêmes pour les restaurations indirectes. Je vais en sélectionner quelques-unes en les classant en fonction de la séquence de travail.
Au moment de la séquence préparation/empreinte, il faut faire un scellement dentinaire immédiat (IDS) décrit par Pascal Magne [5]. La tendance la plus récente est d’appliquer l’adhésif habituel du praticien puis de le recouvrir d’une fine couche de composite fluide [6, 7]. De cette façon, le praticien peut s’affranchir de l’utilisation d’un MR3, comme dans les premières publications de Pascal, et conserve les nombreux avantages de la procédure. La qualité de l’adhérence, le masquage des colorations et la simplification des contours que l’IDS permet sont 3 atouts incontournables pour les restaurations indirectes (fig. 1 à 3).
De plus, de façon concomitante à l’IDS, dans les cas de pertes de substance proximales profondes, la relocalisation de la marge, dont l’efficacité est maintenant reconnue [8], permet une empreinte facilitée, une meilleure adaptation de la pièce grâce à une trajectoire d’insertion plus courte [9], un collage mieux contrôlé (mise en place de la digue, élimination des excès, etc.), et probablement une meilleure résistance à la fracture de la céramique [10, 11], quatre autres atouts clés pour les restaurations indirectes.
Au moment de la séquence d’assemblage, le praticien doit coller la pièce prothétique sur de l’émail et du composite (fig. 4). Mais s’il existe des plages de dentine, il faudra photopolymériser l’adhésif en veillant, juste avant, à bien l’affiner afin de s’assurer de la bonne insertion de la pièce prothétique. Si le praticien utilise un composite dual associé à l’adhésif, je conseille d’utiliser le composite dual de la même marque ou du même coffret que l’adhésif afin d’éviter les incompatibilités. Enfin, si le praticien utilise un composite de restauration réchauffé, aucune incompatibilité n’est possible quel que soit l’adhésif, mais je lui conseille de sélectionner un composite qui est déjà utilisé par des leaders d’opinion en attendant que paraissent des études plus systématiques sur les réponses au chauffage des composites de restaurations [12].
Si vous n’aviez qu’une recommandation sur le choix du composite dans le cadre de restauration directe, quelle serait-elle ?
Je dirais qu’il faut systématiser l’emploi d’une couche très fine de composite fluide (0,5 à 1 mm maximum [13]) pour s’assurer du total recouvrement de la dentine, finalement comme dans le cas de l’IDS. Cela permet de s’assurer d’une bonne étanchéité (facteur C très favorable sur une aussi petite hauteur de composite) et d’éviter les bulles à l’interface cruciale avec la dentine, défauts souvent inévitables avec les composites de viscosité moyenne. Puis, pour le reste de la cavité, un composite « bulk fill » peut aujourd’hui être utilisé avec de nombreux bénéfices : faibles contraintes issues du retrait de polymérisation [14], rapidité, etc. Il faut toutefois veiller à augmenter un peu le temps de polymérisation [15] et ne pas dépasser 4 mm par prudence.
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