Situation
– À chacun de mes patients, je soumets ou demande le renouvellement d’un questionnaire médical.
– La crise sanitaire liée au Covid 19 a été à l’origine de questions complémentaires et d’une attention particulière portée aux réponses.
– Cependant, j’ai été confronté dernièrement à l’une de mes patientes qui, en réaction à ce questionnaire, m’a assailli de demandes sur mon état de santé : avais-je été infecté par la Covid 19 ? Avais-je réalisé un test de dépistage ? Une sérologie ?
Pouvais-je lui présenter les résultats ? Présentai-je des signes de maladie ?
– Elle souhaitait aussi connaître la santé de mon entourage… et ne consentait à mes soins, qu’une fois informée et rassurée sur mon état de santé.
– Je me questionne. Suis-je tenu de répondre favorablement à de telles demandes ? Les mesures de protection mises en place dans mon cabinet ne suffisent-elles pas à rassurer mes patients ? Puis-je refuser de les informer pour préserver la confidentialité de ma vie privée ?
Réflexion du Professeur Olivier Hamel
Professeur des Universités – Praticien hospitalier – Faculté de chirurgie dentaire Université de Toulouse
Aussitôt lue la question posée, je me suis rappelé ce que nous avons vécu il y a plus de trente ans. Certains d’entre nous se souviennent des remarques de nombre de patients quand nous nous sommes mis à généraliser « gants, masques et lunettes » lors d’une autre crise sanitaire majeure, l’épidémie de Sida. Il n’était alors pas rare d’entendre « non mais vous savez, Docteur, je ne l’ai pas ! », sans même oser nommer la maladie. Que de chemin parcouru, que d’inversion dans la notion de confiance, fondamentale dans la relation de soins ; on ne sait plus aujourd’hui qui fait ou peut faire confiance à qui…
Il est encore fréquent d’illustrer l’évolution en quelques décennies de cette relation si particulière en expliquant que nous serions passés d’un modèle paternaliste désuet (la confiance du patient et la conscience du praticien) à ce nouveau paradigme de la rencontre de deux confiances et de deux consciences. Pourquoi alors ne pas envisager de répondre favorablement à la demande de cette patiente en répondant à toutes ces questions, en lui livrant, en fait, notre propre dossier médical, ouvrant alors grand les portes du périmètre de notre vie privée ?
J’approuverais assez aisément un argument en faveur d’un non plus catégorique : le patient ne s’est pas engagé à respecter le secret (qui, s’il n’est pas professionnel, reste bien selon le sens ancien, médical).
Une question demeure pour autant inévitable : jusqu’où aller, où placer le curseur de l’information, tant celle-ci apparaît aujourd’hui évidente et légitime ?
Entre « oui » et « non », entre « je dis tout » et « je ne dis rien », il nous faut trouver une autre voie, celle d’une bonne visibilité de notre pratique afin d’encourager la confiance. Cela revient peut-être, pour une action de soin sur patient donné, à s’approprier la mission collective d’une agence publique comme Santé publique France dont je rappelle ici l’objectif : « améliorer et protéger la santé des populations » en appliquant trois principes : « anticiper, comprendre, agir ». Nous retrouvons là le même but à atteindre, individuellement ou collectivement : consolider le lien de confiance avec la société ou le patient, pour l’agence dont l’action se situe en appui des politiques publiques ou pour le professionnel de santé qui intègre pleinement à son exercice son rôle d’acteur de santé publique.
Comment donc ? Anticiper et comprendre, sans doute par une formation continue assidue et par l’habitude d’une pratique réflexive ; il faut reconnaître qu’au sujet de la pandémie que nous traversons, cela n’a rien de facile et qu’il conviendrait parfois de reconnaître les limites de ses connaissances. Ensuite agir.
L’action est une action éthique quand elle est rencontre avec l’autre, signe d’altérité affirmée. Elle s’exprime dans le cas proposé par la qualité de la communication dont une part pourra être orale ou affichée (une note en salle d’attente peut affirmer les mesures strictes d’hygiène pratiquées). Un comportement rigoureux, même s’il est aussi ressenti comme contraignant, voire exagéré par d’autres patients, sera aussi l’expression visuelle, non verbale, de l’engagement du praticien pour la sécurité des soins.
Une fois de plus, cet exemple démontre, s’il en était besoin, que la relation entre un soignant et un soigné, que certains voudraient voir très égalitaire, est en fait très déséquilibrée. Et c’est là tout l’enjeu humaniste que de la vivre et la faire progresser au quotidien.
Réflexions du Docteur Nicolas Foureur
Responsable du Centre d’éthique clinique de l’APHP . Praticien hospitalier – Dermatologue
Le praticien est ici renvoyé à un conflit de valeurs entre sa responsabilité et le respect de sa vie privée. Ai-je un devoir de transparence vis-à-vis du patient concernant les informations relatives aux risques que j’ai de le contaminer par le Covid ? Puis-je au contraire lui opposer un refus d’information concernant ma vie privée au titre que la confidentialité des données de santé me concerne aussi en tant que praticien ?
Sauf exceptions légales, personne ne peut être contraint à déclarer des éléments relevant de son état de santé. Cela relève de sa vie privée et de sa manière de vivre intimement « sa maladie ». Les professionnels de santé sont soumis à une surveillance médicale particulière (par exemple, obligation vaccinale) que les patients peuvent connaître. En temps de Covid, ils doivent respecter les recommandations d’isolement en cas de risque de contagiosité, comme tout le monde. Aucune obligation d’en dire plus donc ; la discussion pourrait s’arrêter là. Le sujet interpelle davantage à propos des raisons de la demande de cette patiente. Une transparence « totale » est-elle indispensable pour qu’elle accède à une information claire et loyale ? Faut-il en passer par un dévoilement de sa propre vie privée pour calmer son anxiété ? Risque-t-elle de ne pas pratiquer ses soins dentaires sans réponse à ses questions ? À quel point l’intégrité du praticien, personnelle et professionnelle, serait-elle mise à mal en lui répondant ?
L’ingérence dans la vie privée d’un patricien n’est probablement pas la même concernant le Covid que d’autres éléments, comme sa vie affective et sexuelle (par exemple, séropositivité VIH ou orientation sexuelle). Il arrive d’ailleurs que certains praticiens choisissent de dévoiler des éléments de leur vie privée justement pour mieux « faire alliance » avec leurs patients (par exemple, même maladie ou même mode de vie). En contexte Covid, alors que beaucoup s’inquiètent de la contagiosité de « l’autre », ces questions peuvent paraître légitimes et moins intrusives que d’autres concernant la vie privée. De plus, le risque de contamination actuel étant le même pour tous, l’asymétrie habituelle de la relation soignant/soigné peut être modifiée. Chaque citoyen s’organise avec son environnement pour maintenir un équilibre de paix entre sa vie privée et le « vivre ensemble ».
On peut aussi relativiser « l’incongruité » de cette demande en pensant qu’il soit plus inquiétant ou intrusif pour un patient qu’un praticien explore sa bouche qu’un autre organe. Certes, cela concerne plus son intimité que sa vie privée mais, en temps de Covid, la (non)contagiosité d’autrui nous concerne directement. En contexte de soins dentaires, le fait de ne pas porter le masque « protecteur » est moins anodin.
On pourrait aller jusqu’à dire qu’en temps de pandémie, et parce que les professionnels de santé sont les premiers à recommander de suivre les mesures barrières, il est rassurant qu’un patient s’en inquiète en retour. La question est alors de savoir jusqu’où aller dans l’ingérence de la vie privée. Que feriez-vous si un patient vous demandait un certificat de dispense de port de masque ? Cela fut récemment la question posée au Centre d’éthique clinique par un médecin. Il s’agissait d’une patiente se plaignant de souffrances suite à d’anciennes violences sexuelles que le port de masque faisait resurgir. Que voulez-vous savoir du passé, de la souffrance et de la vie de cette patiente pour répondre favorablement ou pas à sa demande ?
En résumé, on peut certes considérer que répondre favorablement à la demande de cette patiente est prendre le risque d’une relation de confiance soignant/soigné « dégradée ». Lui répondre n’empêcherait pas forcément qu’elle continue à basculer sa peur de la contamination sur ce praticien, ou d’autres, qu’elle sait au final protecteur(s). Mais la transgression de règles soignantes habituelles pendant la pandémie a aussi montré les risques encourus par les patients. Ces quelques éléments permettront peut-être aux praticiens et aux patients de considérer à nouveaux frais l’oppor-tunité de « faire tomber leurs masques ».
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