Un gros travail d’Hergéologie est à l’origine de cette exposition qui explore par strates, et pour une fois en remontant le temps, l’énorme production de dessinateur en dehors de la BD. On y va bien sût pour Tintin et on n’est pas déçu, mais on en ressort étonné de la rencontre avec un Georges Remy méconnu, graphiste publicitaire prolifique et peintre, dans le genre moderne comme diraient les Dupondt. Avouons-le, une ligne claire se trace entre ces activités : celle qui sépare le génie du grand talent. Et le génie d’Hergé, c’est Tintin, d’où la vérité de sa phrase : « Tintin c’est moi, exactement comme Flaubert disait “Madame Bovary, c’est moi”. » Le choix de nous faire entrer par les autres « moi » d’Hergé – sensible à l’art, nourri de cinéma depuis l’enfance, spécialiste de la réclame, du lettrage, de l’image efficace, du logo ciselé – permet de découvrir ce qui aurait dû être sa destinée : celle d’un affichiste de premier plan comme Cassandre, Savignac, Paul Colin, Joost Schmidt, Raymond Hains ou Villégié, voire de plasticiens polymorphes comme Roy Lichtenstein et Warhol. Bien sûr, il était aussi pétri de Benjamin Rabier (Gédéon, Tintin Lutin… et La vache qui rit), de Geo McManus qui utilisait les bulles, et d’Alain Saint-Ogan (Zig et Puce) qui lui avait conseillé de les adopter. Hergé, doué pour la bande dessinée, était voué à la pratiquer ; mais sans doute en marge de sa prometteuse carrière. Tintin en décide autrement : il inverse les rapports, proclame « Hergé, c’est moi » et s’empare de sa personne, comme Arsène Lupin enlevant Maurice Leblanc sur la route de la littérature.
Hergé n’était pas Miró. Lucide, il s’en aperçoit lorsqu’il reprend les pinceaux vers 1960 en suivant ceux qu’il admire ou collectionne, et qui l’environnent dans cette exposition : Klee, Malevitch, Matisse, Warhol, Lichtenstein, Fontana, Dubuffet, Raynaud, Poliakoff et bien sûr Miró, avant tout. Sa pratique restera confidentielle, par manque de conviction, d’audace, ou faute de trouver l’originalité qui lui aurait permis de se démarquer. Jamais en effet on ne peut dire face à l’une de ses toiles « c’est un Hergé », quoi qu’il n’ait pas eu à en rougir. Les six présentées révèlent des influences bien assimilées (cubisme, avant-garde russe, Bauhaus, abstraits…) et une solidité de construction issue tant de sa culture classique que de son travail de graphiste. On sent bien que, jetant toute son énergie dans la bataille, il aurait fait œuvre dans le courant qui lie, entre affiche et peinture, Lautrec à Warhol. Mais, une trentaine de toiles plus tard, il arrête l’expérience. Reste le plus intéressant : comprendre ce qu’il a regardé, ce dont il s’est nourri, ce qu’il a cherché à travers l’abstraction et qu’il en a retenu pour parfaire (et avec quel acharnement !) sa science des volumes, des lignes de force, du trait nécessaire et suffisant. Le rôle du cinéma (noir et blanc et muet) dans sa maîtrise du cadrage, du découpage, des plans et du mouvement, est connu et très bien montre ici. Celui de la peinture est une révélation. En miroir des crayonnés, bleus de coloriage et objets fétiches de la série culte, il permet de lever – un peu – le calque sur le secret Hergé, qui alimentait sa plume d’encres très diverses et souvent insoupçonnées.
Renard curieux. C’était son surnom chez les scouts et il le méritait bien : les différentes lectures du monde, les formes symboliques données par l’homme aux choses, usuelles aussi bien que sacrées, ont très tôt stimulé le créateur du fameux signe de Kih-Oskh, d’évidente inspiration Ying-Yang. Dès que sa maîtrise du récit va s’affirmer, il va s’informer pour donner à ses récits une tout autre charpente. Ouvrage charnière, Le Lotus Bleu inaugure cet appétit de documentation. Il est intimement lié à sa rencontre avec Tchang Tchong-Jen, étudiant en art qui sera sa source d’information directe sur l’actualité de la Chine (et signera d’ailleurs les idéogrammes de l’album truffés de messages cryptés contre l’impérialisme). Hergé soudain, « par souci d’honnêteté » expliquera-t-il, prend en main ses responsabilités de père d’un « petit reporter » digne de ce nom. Désormais ses aventures seront en prise avec l’histoire contemporaine, reflétant ses conflits (culturels, politiques et militaires), mais aussi ses découvertes scientifiques, ses expéditions lointaines et ses rêves technologiques. Curieux, Hergé collige les informations dans la presse, les livres, les musées, les films documentaires. Renard, il en fait la simple toile de fond des péripéties, use de transpositions, de caricatures, de pays inventés, sachant très bien que le lecteur identifiera le contexte grâce à l’exactitude décalée, à la fidélité biaisée des situations, paysages et ambiances qu’il recrée. C’est très malin, puisqu’à tout âge on décode le récit à sa guise, mais aussi parce qu’il atteint par là une portée universelle. Une autre rouerie va dans le même sens : l’introduction de personnages, d’abord secondaires puis récurrents, qui sont d’apparence comique pour faire contrepoids au sérieux de Tintin, mais qui vont donner, avec leurs hauts et leurs bas, toute sa profondeur à la comédie humaine vue par Hergé.
Unis vers le haut. Quand Hergé dit « Tintin, c’est moi », c’est à toute cette galerie de personnages complémentaires qu’il songe, univers que lui seul pouvait animer. Avec un instinct sûr, il les fait entrer en scène et conduit finement leur évolution. Scout un jour, scout toujours : on sait bien que ce sera vers le dépassement de soi, l’esprit de corps et l’exploit. Abruti d’alcool, Haddock remontera la pente jusqu’aux cimes pures des Andes et du Tibet ; Tournesol, sourd à ce qui entoure sa bulle de savant, se fera appareiller pour communiquer avec la Terre et élever l’homme jusqu’à la Lune ; quant aux incurables Dupondt, ils tendront toujours à l’humain derrière le devoir. Mais Hergé ne confond pas BD et BA. S’il multiplie les tribulations initiatiques, son but est d’amener le lecteur à sortir des clichés, des préjugés, du repli sur soi pour découvrir d’autres cultures, respecter l’altérité, admettre la différence. Tintin sauve Tchang parce qu’Hergé, d’abord empêtré dans le colonialisme paternaliste et bien-pensant, a été réveillé par Tchang Tchong-Jen. À partir de cet électrochoc oriental, on voit clairement qu’il cherche plus loin, vise plus haut, jusqu’au point culminant atteint dans l’éblouissant grand rêve blanc qu’est Tintin au Tibet : sa recherche humaniste d’un dialogue entre singularité et unité y est certaine, celle d’une harmonie plus globale, probable ; toutes deux évoquent, là encore, les mystères du Yin, du Yang et du Tao qui les réunit. Par ailleurs, Hergé connaît depuis longtemps le couple animus/anima de Jung et sa psychologie des profondeurs, et il s’y intéresse. On note aussi qu’il est très souvent question dans Tintin de folie dans laquelle on peut sombrer, de « mauvais penchants » où tomber et, inversement, de lutte victorieuse contre ses démons (Milou) et de rédemption (Haddock). Bien sûr, les lois sur les publications pour la jeunesse sont passées par là. Mais intimement, et en raison de toutes ses influences et explorations personnelles, Hergé est en quête du contraste harmonieux : lutte du bien et du mal dans ses récits, oppositions du noir et blanc dans ses images, aspiration à la pureté, à la simplicité, recherche d’équilibre en tout. Et là-dessus, au fond, Tintin lui en apprenait peut-être plus long que la peinture…
Hergé – Grand Palais Jusqu’au 15 janvier 2017
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