Situations
• « Un chirurgien-dentiste de Gore Bay fait l’objet de plaintes au Tribunal des droits de la personne et de l’Ordre des dentistes de l’Ontario. Le Dr Bill S. reconnaît qu’il a refusé de soigner des membres des conseils de bande de M’Chigeeng et de Little Current pour protester contre un projet d’énergie éolienne. »*
• « Trop grosse ! (…) Cette mère de famille de Palaiseau se sent insultée, humiliée. Reçue en urgence pour une rage de dents par un chirurgien-dentiste d’Igny, la jeune femme s’est vue refuser l’accès au fauteuil de consultation. “Il m’a dit que je risquais de le casser, confie-t-elle indignée, et a fini par me faire un pansement en me demandant d’aller ensuite me faire soigner ailleurs.” »**
• « “Les séropositifs, c’est à l’hôpital qu’ils se font soigner.” Selon Cyrille V., le chirurgien-dentiste aurait alors refusé de poursuivre. “Il a posé son stylo et m’a dit qu’il ne pouvait pas me soigner.” »***
D’autres situations ont pu amener certains confrères à décliner la prise en charge du patient :
manque de disponibilité, raisons de sécurité, déficit de compétence…
Comment évaluer l’attitude la plus juste et la plus respectable pour choisir les patients sans discriminer ?
* http://m.radio-canada.ca/regions/ontario/2013/09/30/005-dentiste-eoliennes-patients.shtml
Réflexions du Docteur Jean-Claude Tavernier
Maître de conférences des Universités,
Faculté de chirurgie dentaire de l’Université Paris Descartes Praticien hospitalier
Le Code de déontologie énonce, dans deux de ses articles, des notions qui pourraient paraître, lors d’une lecture rapide, opposées. Le premier prescrit une non-discrimination des patients, tandis que le second permet la possibilité d’en refuser certains pour des raisons matérielles ou personnelles. Cette deuxième possibilité étant cependant bien replacée dans le cadre, somme toute rigide, de l’article précédent.
Par son étymologie, la discrimination fait paraître la notion de séparation, voire de division, idée qui se retrouve dans le latin diabolus « qui divise, qui désunit ». Y aurait-il une notion diabolique dans le fait de refuser des soins à un malade ?
Cette division imposerait-elle une hiérarchie dans la perception que nous avons de nos patients, y aurait-il les bons et les mauvais, le bien et le mal ?
Ce qui est habituellement établi à l’échelon de l’individu, que ce soit dans la conception de ternarité ou celle de dualité, un être composé d’un corps physique, d’un esprit et d’une âme ou d’un corps physique et d’une « âme/esprit » et qui ne peut être ni divisé ni démembré, ne devrait-il pas l’être à l’échelon d’un groupe ou d’une population ?
La non-discrimination imposerait donc de ne pas diviser, désunir, séparer la population des patients qui se présentent pour des soins ou des traitements.
Cette notion de non-discrimination répond aux règles morales d’accueil, de compassion et de dévouement, elle évolue doucement compte tenu de la complexification des actes médicaux, de la diversification de la patientèle et de la demande de soins.
Aux impératifs moraux, anciens, viennent s’en adjoindre d’autres éthiques et, aux nouvelles questions posées, seule la conscience de chacun permet d’essayer d’apporter une réponse.
Les raisons matérielles, le manque de compétences, le manque d’assurance dans le geste ou dans les connaissances peuvent raisonnablement et dans l’intérêt du patient incliner le praticien à l’accompagner, plus qu’à l’adresser, vers d’autres confrères ou d’autres structures de soins. Il n’y aura pas alors de désunion, de coupure dans le groupe mais une meilleure répartition des soins entre confrères. Une explication réelle, franche, scientifique permettra au patient d’accepter cette proposition sans se sentir écarté.
Les raisons personnelles qui pourraient être invoquées sont plus difficiles à cerner, ne pourraient-elles pas cacher quelque ségrégation (du latin segregare « séparer du groupe ») ? De nouveau, la conscience devrait guider l’attitude du praticien. Savoir en quoi accepter de recevoir tel ou tel patient pourrait nuire au patient lui-même, à l’ensemble de la patientèle ou au praticien. La décision prise, après réflexion, questionnement personnel et une discussion avec le patient ; une explication honnête voire scrupuleuse et franche devra être entreprise et l’accompagnement vers des structures plus adaptées devra être recherché.
Le choix des mots du titre de cet article porte en lui-même un germe de réponse. Il y a dans le terme « choix » une notion de tri, de sélection, qui, si elle est parfois nécessaire, ne doit pas s’accompagner d’une mise à l’écart de tel ou tel patient, bien au contraire ce « choix » doit se faire dans l’intérêt commun du patient et du praticien.
Réflexions de Christian Gilioli
Responsable des droits du patient, des associations et des cultes
Hôpitaux universitaires Henri-Mondor (APHP)
Docteur en philosophie (Université Paris-Est Marne-la-Vallée)
C’est peu dire que l’état dentaire est symptomatique de l’état général d’une population. L’écrivain Virgil Gheorghiu avait ainsi fait remarquer que beaucoup des habitants de l’Europe de l’est soviétisée avaient perdu leurs dents.
Les soins dentaires ne paraissent jamais constituer une priorité ni pour les pouvoirs publics ni pour les individus qui, pour de multiples raisons, vont renoncer à ces soins.
La difficulté financière est bien sûr au premier plan ; les hommes et les femmes dont la dentition est ravagée par les caries sont peu fréquents dans le XVIe arrondissement de Paris. L’état dentaire est en fait la manifestation la plus visible et souvent la plus honteuse (les personnes camouflent souvent leur bouche quand elles s’expriment) – tant du point de vue du monde social que des individus – de la misère.
Mais il y a là la conjonction de la pauvreté matérielle et des ratés de l’éducation. L’abandon des soins dentaires au nom de choix économiques n’est possible que par la méconnaissance des conséquences de la détérioration de la dentition sur la santé en général et peut-être aussi sur l’estime de soi pourtant capitale dans la relation à l’autre.
La perte de dents a toujours été une des manifestations somatiques les plus visibles de la pauvreté, une étude de l’IFOP rapportée par Le Monde* montre que 48 % des personnes sans diplôme renoncent aux soins dentaires contre 26 % des diplômés de 2e et 3e cycles. La situation est encore plus grave en termes de conséquences de cette absence de soins puisque la bouche des personnes les plus pauvres présente 3,2 caries en moyenne soit deux fois plus que la moyenne de la population française. Et chiffre plus effrayant encore : il manque au moins 15 dents aux seniors les plus pauvres.
Laisser aller cette détérioration est aussi symptomatique d’un désinvestissement esthétique qui constitue une sorte de renoncement de soi qui semble aller bien au-delà de sa simple présentation et qui peut alors péjorer son rapport à l’autre. La personne édentée provoque paradoxalement autant la compassion que le rejet. La pauvre n’est jamais le bienvenu – les migrants ou les populations Rom en font actuellement la cruelle expérience – et les plus attentifs savent que l’acceptation de leur présence passe par un certain camouflage de leur misère. L’édenté crache sa situation à la figure du monde et ne sera jamais le bienvenu tant l’effet miroir est insupportable.
Bien sûr, l’éthique médicale, plus exactement ici la déontologie au sens d’une quasi morale professionnelle, interdit toute forme de discrimination et s’honore d’une certaine universalisation dans l’accès aux soins. Cette acception du terme éthique se cantonne ici à l’aspect moral de la réflexion mais si l’on prend le concept au sens de « monde » inclus dans l’étymologie du mot éthos, on voit bien que l’éthique va alors très largement flirter avec le politique. L’état dentaire tout comme l’obésité, s’il comporte de manière tout à fait marginale un problème de nature médicale, est avant tout la conséquence (et tout autant la cause) d’une situation politique marquée par la pauvreté. Toute réflexion sur l’accès aux soins est moralement régénérante mais tout aussi inefficace socialement (et par là même éthiquement) que de chercher ses clés perdues sous le lampadaire sous prétexte que c’est le seul endroit où l’on voit clair.
Le responsable des droits du patient dans un établissement n’est pratiquement jamais sollicité pour ce problème de fond et seules les plaintes ou les réclamations pour des problèmes techniques (prothèses jugées mal adaptées, problèmes de prises de rendez-vous, etc.) lui parviennent.
Le problème de fond marqué par le renoncement apparemment volontaire (il faut sauver l’honneur en quelque sorte et se persuader être à l’origine de la décision) aux soins motivé autant par des problèmes financiers que la mésestime de soi – les deux choses étant sûrement liées et s’alimentant réciproquement – semble ne même plus émerger à la conscience de ces personnes qui finissent par naturaliser cette situation pourtant profondément choquante et scandaleusement inégalitaire.
* Les décodeurs, Le Monde, édition en ligne du 4 septembre 2014.
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