L’animateur de Menus-Plaisirs
C’est toujours bon signe quand les gens sérieux font des petits dessins. En caricaturant ses congénères militaires, le rigoureux topographe du roi Louis Carrogis se prépare à devenir l’illustre Carmontelle, spirituel ordonnateur des fêtes brillantes du Duc d’Orléans, lecteur de son fils le futur Philippe Égalité, auteur pour eux de comédies-proverbes, portraitiste amateur mais couru de la Cour et du Tout-Paris, au surplus dessinateur de jardins dont le Parc Monceau, et inventeur, pour un public choisi et ravi, de charmants transparents déroulants paysagers longs de 2 mètres à plus de 50.
Témoin fin de cette seconde partie du XVIIIe siècle prise sur le vif, au naturel, dans ses décors et avec ses petits riens qui en disent long, il est partout avec aisance et justesse l’ami Carmontelle, ainsi que l’appelle Grimm qui lui reconnaît « le talent de saisir singulièrement l’air, le maintien, l’esprit de la figure plus que la ressemblance des traits » et loue ses recueils, chaque jour augmentés, en ce qu’ils « donnent aussi une idée de la variété des conditions ; des hommes et des femmes de tout état, de tout âge s’y trouvent pêle-mêle »*.
S’il se donne la commodité de peindre de profil, il peint tous les profils : écrivains, philosophes et savants des Lumières, princes du sang ou des arts, grandes dames tenant salon, courtisanes ouvrant ruelle, petits métiers battant pavé ou chemin. Comédie humaine avant l’heure et tableau irremplaçable de la « douceur de vivre » que Talleyrand prêtait à l’Ancien Régime, cette galerie de portraits – 750 au total, une vraie mine – constitue non pas un herbier sec mais une fraîche et tendre galerie panoramique, un autre écran où regarder défiler cette société contrastée d’avant la Révolution, qui verra certaines de ses têtes monter à la tribune et d’autres tomber dans le panier – celle de Philippe Égalité ayant fait les deux, par souci d’équilibre sans doute.
Des planches à la scène, l’amuseur
Sur les tréteaux, son autre talent, Carmontelle se saisit de tous ces acteurs pour en faire non des caractères au sens du mordant La Bruyère ni des types Balzaciens à l’eau-forte, mais les simples figures de comédies légères et sans prétention, les proverbes, où tout ce monde vit encore dans une certaine harmonie et où tout se termine à peu près bien, dans un relatif meilleur des mondes qui, en tout cas, a le goût d’escamoter le grinçant, de gazer la pointe d’amertume finale de la morale à deviner. C’est la vocation traditionnelle du proverbe au théâtre, broderie plutôt lâche sur de minces canevas. Moqueur mais modeste, l’auteur n’y apporte certes rien du trouble subtil des jeux amoureux où Marivaux se hasarde à échanger les positions sociales, ni de la rouée subversion de Beaumarchais qui, en dénonçant les inégalités – en contrebande dans ses tirades et avec un sel que les gabelous de la censure enragent de ne pouvoir taxer – en annonce et prononce la fin, ni de la fantaisie de Musset bientôt appelé à réinventer poétiquement le genre. Mais si Carmontelle se borne à investir l’enveloppe du modèle, c’est avec le même plaisir que prennent ses hôtes à revêtir les costumes de leurs personnages, dans un divertissement mondain et badin d’improvisation sur fond de travestissement de campagne, un peu moins déboutonné que la farce ou la parade, qui réjouit son époque. Il en persistera un écho lointain, en plus ombreux, dans La règle du jeu de Renoir, plus noir encore chez Anouilh, en demi-teintes acidulées chez Rohmer. Au demeurant, le principe même de ces saynètes vite troussées et faites pour s’amuser ensemble sous la direction d’un meneur de jeu inspirera assez probablement l’esprit de pochade et de sketch burlesque des premiers réalisateurs.
Côté jardin, l’inventeur
Homme de décors et d’amusemens de société, Carmontelle ne s’arrête pas en si bon chemin. La cinquantaine venue, il entreprend de se faire paysagiste et dessine en 1773 un parc peuplé d’une foule de fabriques pour cet Orléans, encore Duc de Chartres, acquéreur du vaste domaine de Mousseau** au pied de Montmartre. La folie de Chartres, achevée en 1778, sera un modèle précurseur du genre « jardin naturel » et de la vogue qu’il connaîtra. La nouveauté qu’y introduit Carmontelle est son idée de créer un espace « réunissant en un seul jardin tous les temps et tous les lieux », une sorte de panorama historique des styles issus de toutes les cultures du monde. L’obélisque et la pyramide y côtoient le temple et la colonnade antiques, le minaret, la tente, le château fort à pont-levis, le rocher à cascade et le moulin. Carmontelle multiplie les compositions et les accès pour ménager des vues traitées comme des tableaux. Il ne reste qu’à les animer en s’y promenant.
Sentant sans doute qu’il tient là quelque chose, le divertisseur-animateur dans l’âme saute peu après sur une autre idée, qui est en quelque sorte son exact opposé : promener le paysage devant le spectateur immobile. Et cela donne ses fameux transparents qui, sur le principe de la lanterne magique et actionnés par l’auteur – tandis qu’il déroule à haute(s) voix une intrigue aux piquants dialogues en recyclant ses proverbes –, font défiler sous les yeux des bandes de papiers collés ornés de fins décors champêtres, cernés d’un cadre noir et rythmés par de hauts arbres qui les séquencent. Anticipation lumineuse : un siècle et quelques brevets plus tard, l’idée s’épanouira dans le cinématographe, et jusqu’aux divers écrans qui en procèdent.
* D’utiles cartels font reconnaître et connaître ces figures distinguées par « l’homme qui a fait poser devant lui la société de son temps » (Les Goncourt).
** L’actuel Parc Monceau en provient. Redessiné, réduit et loti sous le Second Empire, il conserve néanmoins quelques vestiges de son ancêtre !
Carmontelle (1717-1806) ou le temps de la douceur de vivre
Domaine de Chantilly Cabinet d’arts graphiques
Jusqu’au 3 janvier 2021
Commentaires