Art et IA : en bonne intelligence ?

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire n°12 - 26 mars 2025 (page 80-85)
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Débats autour d’une IA générative d’un art pour tous

Analytique et prédictive, l’IA seconde la science. Générative et créative, elle bouscule l’art. Parce qu’elle met en question la notion d’œuvre originale, le statut et les droits de l’auteur. Qui crée quoi en effet dans l’image, le son, le texte ou le volume produits par une machine entraînée à le faire par les modèles dont elle se nourrit, qu’elle recycle en les combinant ? Les scénaristes, compositeurs, acteurs, doubleurs s’émeuvent à juste titre de se voir dépossédés de leur travail par une IA qui se passe d’eux après avoir massivement pillé et compilé leurs idées, leurs personnalités, leurs jeux, leurs voix. Le droit moral de propriété et la morale tout court ne trouvent pas leur compte dans cette froide et cynique mainmise sur le talent, opérée à une échelle incontrôlable et à des fins exclusivement mercantiles par des systèmes dont l’autonomie même dédouane leurs concepteurs de toute responsabilité.

Entre atteinte à l’éthique et vide juridique, le débat s’engage d’autant plus difficilement que la fascination technologique le biaise. L’admiration publique n’a plus besoin de se porter sur quelques artistes novateurs : l’IA générative fait aussi bien ou même mieux, produit plus vite et repousse sans cesse les bornes de l’étonnement. C’est au passage toute une conception élitiste de l’art qui vacille, à la possible satisfaction du grand nombre. Chacun peut s’affirmer artiste dès lors qu’une simple commande, même vocale, lui permet de produire en quelques instants une création très acceptable aux yeux de tous. Sous cet angle, n’est-il pas possible de voir un progrès d’ordre quasi-démocratique dans cet art presse-bouton qui transforme un portable en atelier, en orchestre, en studio de cinéma avec tous ses métiers ? La tentation est trop forte, surtout agrémentée d’un aspect ludique auquel les jeux vidéos ont tant préparé les doigts et les esprits. D’ailleurs, diront certains, l’art n’est-il pas de lui-même descendu depuis longtemps d’un antique piédestal en s’autorisant à être expérimental, conceptuel, minimaliste, virtuel ? Et au surplus, on peut très bien conjecturer que rendre sa pratique plus accessible, à la fois par sa désacralisation et par l’économie de l’apprentissage, sera gage d’une éclosion de talents jusqu’ici tenus en quelque sorte éloignés de l’emploi.

Sur le plan sociétal, c’est une révolution copernicienne, même si elle devrait plus que jamais s’accompagner d’une vraie éducation artistique ouverte à tous. Dans les glorieuses années 50-60, les rapports de l’art et de l’informatique naissante se comprenaient ainsi : quelques pionniers étaient admis à utiliser des ordinateurs très rares. C’est dans cet ordre-là que les choses se voyaient, l’interaction humaine avec la machine, les essais d’un expérimentateur pour voir quel art on pouvait faire avec un calculateur. L’artiste fournissait un tracé original et, à vue, cocréait avec le programme son évolution*. Aujourd’hui, la pensée dominante veut estimer qu’on est toujours dans ce schéma, seuls le nombre d’outils et d’utilisateurs ayant explosé sous l’effet des facilitations technologiques. En même temps, de façon schizophrène, on admet que le rapport homme-machine s’est inversé puisqu’on attend, émerveillé, que les réseaux de neurones artificiels génèrent par eux-mêmes l’exécution créative qu’on leur abandonne. Que le pilote ne soit plus le seul auteur ne ferait pas problème ici, dans la mesure où, in fine, il récupère la paternité du produit et peut l’habiller d’un propos artistique à l’heure où l’intention suffit seule à définir l’art. Pourquoi s’en priver ? Les générations Z et bientôt Alpha – pas plus que leurs aînés – ne vont certainement pas lâcher un jeu pareil.

C’est pas beau de copier

Limites au jeu sur tous les tableaux

Reste l’aspect moral : peut-on autoriser l’IA générative à faire les poches de tant d’artistes et son marché dans leurs œuvres ? L’argument des nombreux collectifs qui s’y opposent est le suivant : les robots aspirent aveuglément les données de toute provenance sur les réseaux, sans nul souci de savoir si parmi elles se trouvent des œuvres protégées. Entraînés sur le principe de la reconnaissance d’images, les algorithmes en font un amalgame qui invisibilise toute signature et anonymise les fragments agglomérés. Pas de consentement demandé, encore moins de compensation proposée. Un artiste peut ainsi se retrouver nez à nez avec tout ou partie de son œuvre reconditionnée et signée d’un autre.

C’est donc du vol. Vraiment ? Au regard de la morale, on peut le penser. Mais au plan légal, la question est litigieuse et la réponse varie selon les appréciations et législations. Ainsi, la notion d’« image libre de droits » n’a pas, en France, le sens extensif qu’on lui prête, en la confondant avec celle de domaine public, mais est encadrée par le Code de la propriété intellectuelle et le respect du droit moral de l’auteur. Incessible chez nous, ce droit moral ne l’est pas dans divers pays, de même que diffère ce que protège le copyright. Aux Etats-Unis, la tendance suivrait plutôt la règle du « ce qui est à moi est à moi, ce qui est à toi est négociable », aujourd’hui encouragée aux plus hauts sommets du pays. Dans l’actualité, la première exposition et vente en ligne chez Christie’s, sous le titre Augmented Intelligence, d’œuvres réalisées avec l’IA vient de faire grimper la polémique autant que les enchères. Des milliers d’artistes pétitionnaires ont tâché de la faire annuler au nom du droit d’auteur, en tant qu’encouragement et récompense d’une pratique qu’on condamnerait sans doute pour contrefaçon s’il s’agissait de tableaux traditionnels. En vain : la vente a récolté là une publicité gratuite, et plus de 700 000 dollars à sa clôture le 5 mars. Pas mal, mais loin du coup de tonnerre des 69,3 millions de dollars rapportés en mars 2021 par la vente d’une œuvre signée de l’artiste digital Beeple, une opération déjà décriée à l’époque comme pure fabrication spéculative à la gloire des NFT, cryptomonnaie et art numérique s’exaltant mutuellement dans le nouveau monde virtuel.

À noter que dans cet univers, le mieux-disant ne possède pas matériellement une œuvre digitale, qui pourra être dupliquée, mais en détient le titre de propriété qui lui confère l’unicité. Avec ces ventes et les NFT est né un marché de l’art numérique qui n’existait pas, en tout cas pas à ces niveaux vertigineux. Il a ses collectionneurs et aussi ses détenteurs aux intérêts plus marchands qu’artistiques, qui ne cherchent qu’à revendre au plus haut et fluidement un titre de propriété acquis sur une œuvre évaluée en NFT puisque ces deux valeurs numériques s’adossent. Immoral, ce jeu capitalistique sur un art artificiellement fait d’emprunts et gonflé d’espoirs de gains ? Pas illégal du moins, jugent les juristes mis au défi de trouver un angle d’attaque et gênés par la notion américaine de « fair use » qui tolère l’entorse au droit d’auteur quand la référence à une œuvre reste raisonnable, surtout quand elle se voit noyée dans la masse. Quant aux défenseurs de cet art de marché, ils se plaisent à répéter que toute l’histoire de l’art prouve que la copie et la duplication par les auteurs mêmes ont toujours existé, sous forme d’influence, d’inspiration ou aussi bien d’hommage, qu’elles sont constitutives de son évolution et qu’au fond l’art de l’IA s’inscrit dans un éternel recyclage d’idées et de formes.

Malin parce que recevable, l’argument ren­contre une double résistance chez les tenants têtus du droit d’auteur opposés à son détournement et les inquiets d’une expansion sans foi ni loi de l’IA dans nos vies.

À Paris, lors du Sommet mondial sur l’intelligence artificielle les 10 et 11 février – très pro IA par ailleurs – des annonces ministérielles ont promis une concertation nationale sur le sujet et l’encadrement éthique du marché de l’art digital. Mais à l’heure de l’infox généralisée, des deepfake bluffants et du renoncement des réseaux au fact-checking, la notion de vrai et les considérations éthiques ne semblent-elles pas très « ancien monde », un peu ridicules, dépassées ou vaines – presque irréelles ?

Créations critiques

En parallèle du Sommet IA, des artistes émergents exposaient au Grand Palais ainsi qu’à la Conciergerie** leurs explorations de l’univers génératif, tous animés d’une passion tentant néanmoins de faire sa place au regard critique. De son côté, le pionnier de l’art numérique Miguel Chevalier déploie avec son exposition Pixels ses jeux toujours plus hypno­tiques qui interrogent les arrière-plans de nos interactions ludiques et addictives avec le virtuel***. Ces questions vont être au cœur de l’exposition du Jeu de Paume Le monde selon l’IA qui, à partir d’œuvres générées par l’IA, invite à une réflexion sur les enjeux sociétaux, politiques et environnementaux liés à ces technologies. À travers la fabrication d’images et leur diffusion en flux massifs et ininterrompus, c’est tout notre rapport au réel qui est impacté. Nos perceptions sont modifiées, notre lecture conditionnée, notre compréhension orientée. Nous croyons ce que nous voyons, et à la fois le mettons en doute. Notre mémoire et notre culture mêmes peuvent être retouchées, effacées, réécrites par de nouveaux récits. Les ressources de notre imaginaire et les contours de l’art s’en trouvent élargis, mais aussi, paradoxalement, appauvris par la simplification et la standardisation qu’imposent les systèmes de reconnaissance analogique qui escamotent une bonne part de la diversité et tendent à rejeter complexité et originalité dans la marge, l’exclusion, l’oubli, l’inexistence.

Tous experts, les artistes de la scène française et internationale, tels Julian Charrière, Grégory Chatonsky, Agnieszka Kurant, Christian Marclay, Trevor Paglen, Hito Steyerl, Sasha Stiles, dépassent le débat technophiles/technophobes pour montrer comment on peut à la fois bien jouer avec l’IA et déjouer les biais de ses algorithmes, les menaces hybrides et la vassalisation aux modèles dominants qu’elle fait peser sur la subjectivité, la sensibilité, le propre de l’art d’un côté, et de l’autre sur la protection des données et des ressources dont son insatiable voracité implique l’exploitation effrénée. De quoi dissiper un peu de la fumée que cachent les écrans.

**Week-end culturel des 8 et 9 février et Exposition Machina Sapiens (close).
***Exposition Pixels : jusqu’au 21 avril au Grand Palais Immersif. Voir Id du 18 décembre.

Le monde selon l’IA
Exposition au Jeu de Paume du 11 avril au 21 septembre

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