Aider le patient alcoolique

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 28-30)
Information dentaire
L’alcoolisme est une dépendance, une addiction qui touche souvent les individus en grande détresse qui ont tendance à s’enfermer dans le déni. Les patients tentent de gérer leur angoisse générée par la prise de conscience d’un problème difficilement acceptable. Mais leur culpabilité entraîne un état de dépression qui perturbe leur relation avec les autres.
Les chirurgiens-dentistes sont souvent démunis et désorientés pour les soigner.
Pourtant, l’alcoolisme, qui est la troisième cause de décès en France, provoque aussi des méfaits sur la santé bucco-dentaire. Le chirurgien-dentiste, acteur de santé publique, doit participer à la prise en charge de ce fléau et venir en aide à tous ceux qui en sont frappés.

Situation
« Le jeune Kevin est un cadre dynamique qui vient se faire soigner les dents uniquement en cas d’urgence. Le plus souvent, il se présente ivre au cabinet. J’ai du mal à communiquer et à lui administrer des traitements de manière efficace. Parfois, le soin est impossible, alors que son état bucco-dentaire l’exige. Il refuse d’aborder ce problème de l’alcool et se montre tantôt dépressif, tantôt agressif. Dois-je être moralisateur ? Puis-je contacter son médecin traitant pour tenter d’organiser une prise en charge ? Suis-je tenu de le soigner coûte que coûte malgré son état d’ivresse ? Je n’ai jamais eu de formation pour une telle prise en charge, quel doit être mon comportement le plus professionnel et humain ?  »

Réflexions du Professeur Amine Benyamina
Professeur des Universités, Praticien Hospitalier – Hôpital Paul Brousse Villejuif
Président de la Fédération Française d’Addictologie

L’un des critères énumérés dans le DSM-5* d’un trouble lié à l’alcool est la poursuite des consommations d’alcool, bien que la personne sache avoir un problème psychologique ou physique persistant ou récurrent susceptible d’avoir été causé ou exacerbé par l’alcool. C’est un critère qui est associé à une surmortalité chez les personnes qui en souffrent ; il met également en difficulté les soignants de tous horizons : paramédicaux, médicaux, chirurgiens et chirurgiens-dentistes.
Sur les bancs de la faculté, on nous enseigne l’art d’être expert et de faire appel à nos connaissances et à notre savoir-faire pour soigner. Les addictions se soignent à contresens des réflexes développés dans la pratique quotidienne.
Une intervention brève (IB) peut aider à débloquer la situation. L’intervention consiste d’abord à faire du feed-back objectif sur le comportement du patient. Dans ce cas, reconnaître votre objectif commun : soigner les dents de Kevin. Ensuite, constater qu’il consulte régulièrement en état d’ébriété, ce que rend difficile les soins dentaires. Puis demander à Kevin son avis sur la situation. Cela donne l’occasion au patient de reconnaître votre objectif commun. C’est l’écoute empathique. Vous pouvez ensuite jouer votre rôle de professionnel de deux manières. D’abord, dispenser une information claire : la consommation excessive d’alcool est nocive pour sa santé bucco-dentaire, et même une consommation moindre peut diminuer le risque de cancer bucco-dentaire, tout en permettant des soins dans des bonnes conditions. Ensuite, indiquer qu’il existe des traitements pharmacologiques et psychologiques qui peuvent l’aider à diminuer, voire arrêter ses consommations excessives. Toujours dans une démarche empathique, vous pouvez inviter le patient à parler de son point de vue. À la fin de l’entretien, présenter quelques choix au patient. C’est à ce moment que vous pouvez proposer de contacter son médecin traitant pour lui faire part de votre entretien. Vous pouvez également suggérer des adresses de structures prenant en charge des patients ayant des troubles liés à l’alcool. Enfin, prendre un nouveau rendez-vous soit pour en rediscuter, soit pour les soins.
La démarche motivationnelle effectuée par les professionnels de la santé bucco-dentaire semble porter des bénéfices auprès des patients dans quelques travaux anglo-saxons. C’est l’occasion de faire de la prévention bucco-dentaire et au niveau de la santé publique.

* Cinquième édition du Diagnostic and Statistical Manual of Mental Disorders ou Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux de l’Association Américaine de Psychiatrie.

Références
1. Kiritzé-Topor P. Aider les alcooliques et ceux qui les entourent. 2e édition, 2005, Masson, Paris, 240p.
2. Neff JA et al. A brief motivational intervention for heavy alcohol use in dental practice settings : rationale and development. J Health Psychol 2013 ; 18 (4) : 542-553.
3. Ntouva A et al. Assessing the feasibility of screening and providing brief advice for alcohol misuse in general dental practice : a clustered randomised control trial protocol for the DART study. BMJ Open 2015 ; 5 : e008586.

Réflexions du Docteur Dominique Orphelin
Praticien hospitalier – Spécialiste qualifié en Médecine Bucco-Dentaire
Expert judiciaire près la Cour d’Appel de Paris

Aujourd’hui, la consommation d’alcool n’est plus complètement associée à la convivialité ou à la fête. L’alcool n’a plus cette « sympathique image » d’autrefois et devient au contraire une habitude péjorative, honteuse et à l’origine de nombreux problèmes. Le patient va préférer la cacher.
Aussi, le cas du patient qui se présente ivre à la consultation et qui, manifestement, ne se contrôle pas, est assez exceptionnel. Cette situation qui mêle excitation et agressivité ne permet pas de réaliser des soins dans de bonnes conditions. Il est préférable de différer les traitements, faute de quoi il existe un risque de mise en danger, tant du patient que du praticien, car l’alcool est anxiolytique et désinhibiteur.
En revanche, la prise en charge de l’alcoolique chronique, plus ou moins en état d’imprégnation, est tout aussi délicate, car le patient se trouve dans un profond déni de son problème. Ce rejet est une attitude de défense et la maladie peut facilement passer inaperçue. Le dialogue est quasi impossible à engager. Il ne faut surtout pas être moralisateur, mais il faut essayer d’amener le patient à prendre conscience par lui-même de son état.
En dehors d’un état d’imprégnation alcoolique active, certains signes doivent nous alerter. Des troubles généraux tels que les nausées ou vomissements, les tremblements, les sueurs, l’hypertension artérielle, les céphalées, les maux d’estomac, l’ascite, les troubles du sommeil, l’anxiété, l’agitation, l’irritabilité, les troubles de la perception (tactile, auditive ou visuelle) ou la désorientation temporo-spatiale doivent nous inciter à approfondir l’interrogatoire médical. Mais également des manifestations plus localisées comme la présence d’angiomes stellaires, la couperose du visage (voire un rhinophyma), la glossite ou l’haleine chargée (ou masquée) doivent nous conduire à être attentifs et à nous enquérir d’un éventuel suivi médical parallèle. Nous pouvons avantageusement profiter de ces signes ou de ces pathologies pour entamer un dialogue avec le patient ou lui prescrire des examens complémentaires (analyses biochimiques du sang ou recherche de carence en vitamine B1), notamment à l’occasion de la prescription de médicaments interagissant avec l’alcool. Il faut cependant toujours s’abstenir de tout jugement et adopter une attitude empathique.
Devant l’état de sa denture, souvent pitoyable, nous pouvons bien entendu nous demander quelle image il a de son corps et quel est son degré de honte face à l’image de sa propre destruction. Mais jamais nous ne devons être moralisateurs. Ce type de patient reste méfiant et se sent souvent persécuté. Il faut qu’il assume sa maladie pour pouvoir se reconstruire. C’est à ce moment que l’accompagnement médical et psychologique pourra avoir un effet bénéfique. Rien ne pourra être entrepris sans sa volonté. Il faut le faire passer du rôle de victime de son état à celui de responsable de sa santé.
Nous devrons alors lui proposer des soins simples et efficaces dans un premier temps. Il est souhaitable d’établir avec le patient un contrat de soins et de s’y tenir. A chaque rupture du contrat de la part du patient, il faut stopper la démarche et redéfinir le contrat et ses limites. Gardons également à l’esprit que l’alcoolisme chronique est souvent générateur de problèmes familiaux et financiers, ce qui compliquera ou même empêchera de mener à leur terme des reconstitutions prothétiques complexes et onéreuses.
C’est seulement ainsi que, petit à petit, nous parviendrons, ensemble avec le patient, à restaurer son appareil manducateur et à lui redonner confiance en lui.
Soigner le patient alcoolique est une tâche difficile. Il faut adopter une attitude empathique et avoir une approche non conflictuelle, sans aucun jugement. Gardons toujours présent à l’esprit que rien ne pourra se faire sans son accord et sa participation active. C’est uniquement de cette façon que nous arriverons à restaurer sa bouche, peut-être pas de manière idéale, mais tout au moins de façon acceptable sur le plan fonctionnel et esthétique.


Pour en savoir plus :
la 10e édition du Congrès International d’Addictologie de l’ALBATROS
se déroulera : du 1er au 3 juin 2016 – Novotel Tour Eiffel Paris
Renseigements : http://centredesaddictions.org

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