On l’a toujours connue cinéaste, avec ce que ce mot recouvre d’action créative caméra au poing, un peu foutraque et fauchée mais d’autant plus libre, inventive, engagée. Un art du collage et du bricolage qui donne des films pouvant devenir cultes des années après leur sortie, quand on s’aperçoit de ce qu’ils avaient su alors capter, fixer, figurer ou préfigurer. Ceux d’Agnès Varda sont de ceux-là. Qu’elle adopte l’angle de la fiction, du cinéma vérité ou du témoignage, ils offrent toujours un fond documentaire : « Ce sont des archives pour les archéo-sociologues de l’an 2975», ainsi qu’elle le dit de son film Daguerréotypes, « album de quartier » recueillant en 1975 les figures modestes de ses voisins rue Daguerre. C’est qu’avant de tourner, la cinéaste a d’abord été photographe et l’est toujours restée.
Six ans après sa disparition, le Musée Carnavalet élargit la focale sur cette facette de son œuvre, plus méconnue mais essentielle à sa synthèse très personnelle d’art et de réel. C’est d’ailleurs chez elle que la scénographie nous transporte, au cœur de cette cour-studio-labo qu’elle s’était aménagée rue Daguerre au début des années 50 pour y travailler d’un côté, y vivre de l’autre avec Jacques Demy et au milieu y accueillir tous ceux qui la voyaient alors en annonciatrice de la Nouvelle Vague. Dans l’évocation de ce lieu à la fois intime et ouvert elle nous reçoit à notre tour parmi 130 tirages choisis et, filmée à diverses époques, commente son travail, ses rencontres, ses succès salués par le public tout comme ses positions féministes guère sujettes à faire recette dans un monde d’hommes. Son entrée en scène s’effectue au théâtre, en tant que photographe du TNP de Jean Vilar et de cette illustre troupe dont elle ne retient pas que les mythiques figures et créations, mais s’attache aussi à documenter l’activité, des décors aux costumes, des dispositifs scéniques aux répétitions. L’œil à tout, elle enregistre cette vie de plateau, apprend de ce qu’elle voit et côtoie, se fait une réputation qui lui vaut des commandes à la fois de portraits et de reportages. Car on comprend vite qu’elle maîtrise son métier sur ces deux plans, artistique et documentaire, et sait les combiner de manière originale, voire saillante.
« Cinécriture », dit-elle
Quand on possède un œil de cette qualité, on s’en sert pour s’exprimer en langage visuel. C’est dans l’arène du cinéma, très masculine, que doit désormais faire son entrée ce « petit bout de femme », comme on disait. Un parcours du combattant qu’elle raconte en personne face caméra, sans jamais louvoyer ou renier ses engagements, déjouant à longueur d’interviews les préjugés sexistes (mal) cachés dans les questions, à coup d’un bref tacle à peu près du genre : « Vous êtes spécialiste du cinéma, vous savez aussi bien que moi quelle y est la place des femmes ; vous voulez me le faire dire, c’est ça ? » Une remise en place sans nulle agressivité mais ferme, et une reprise en main de la question qui ne l’empêche pas d’y répondre de la manière la plus éclairante et juste. Elle ne cherche pas à moucher, elle dit ce qui est, et c’est bon de l’entendre.
On y retrouve aussi ce ton des jeunes femmes qui, au sortir de la guerre, avaient à inventer un nouveau monde et très déterminées à s’y faire une place nouvelle, normalement égalitaire et autonome. Pour Agnès Varda, cela passait par l’obtention d’un CAP de photographe, condition requise alors pour exercer ce métier, par la possession d’un appareil à chambre et d’un laboratoire. Le choix de s’installer rue Daguerre est symbolique de son ambition d’innover dans cet art, de s’inscrire dans une tradition d’invention. C’est en même temps un trait révélateur du mélange de fantaisie et de sérieux qui la caractérise dès ses débuts teintés de surréalisme, et à cet égard un clin d’œil à entendre métaphoriquement comme le déclic de l’obturateur. On redécouvre d’ailleurs ici une Agnès Varda facétieuse, adepte du recours à l’humour pour exprimer en images ses messages. Dans un extrait drôlatique on la voit ainsi, au volant d’une micro-voiture silhouettée en carton, mimer les trente-six manœuvres que, jeune conductrice, elle devait exécuter pour garer sa 4CV Renault dans la cour étroite. Et tout d’un coup c’est comme si ressurgissait, autour de cette lutte pour gagner sa place centimètre par centimètre, l’image même des petites, difficiles, très progressives avancées des femmes dans un milieu peu enclin à leur en concéder. Hors champ, reviennent en tête des souvenirs – vécus, ou pour les plus jeunes tirés de films des années 50-60 – de regards réprobateurs, a minima narquois ou goguenards, portés alors sur « les femmes au volant ». Sans en dire davantage, elle nous fait voir ces femmes mal vues, suspectes de mauvaise conduite parce qu’elles conduisent elles-mêmes leur propre voiture et, plus grave, leur vie.
« Ma mère a été une féministe joyeuse mais en colère », dit Rosalie Varda, gestionnaire du Fonds Agnès Varda à la base de cette exposition. De fait, si son œil photographique sur la société est aigu à toute époque, elle a trouvé avec le cinéma le medium souple qu’il lui fallait pour faire passer, infuser, ses encouragements adressés aux femmes mais qu’elle veut rendre audibles par le plus grand nombre et par divers moyens. Ainsi, pour L’une chante, l’autre pas, qui évoque en 1976 les choix et droits des femmes face au travail, aux liens amoureux, à la contraception ou à l’IVG, c’est au dialogue des chansons avec l’image que la cinéaste confie le rôle de toucher l’oreille des hommes. Si la colère est sainte, la joie est saine et l’essentiel est de faire avancer les choses, pouce par pouce comme la 4CV. Mais avancer ne signifie pas pour autant tout bétonner en suivant un plan établi d’avance.
Si Agnès Varda reconnaît qu’il est bon d’avoir « un lieu stable » et des « sentiments stables », c’est que cela permet justement de libérer la folle du logis, cette imagination qu’il faut laisser s’échapper et vagabonder sans entraves. Photo ou film, l’image a besoin de faire sa place au hasard, à l’imprévu qui peut surgir et en modifier complètement le sens. Car au final c’est l’image qui fait la narration et non l’inverse, même si on a prévu une base écrite. Pour ce credo auquel elle tient tant, et qui est sa définition de ce que doit être le vrai cinéma, Agnès Varda a inventé le mot de cinécriture. Cinécrire, c’est broder le récit à-même l’image, sur le cadenas mouvant qu’elle offre plus que sur celui fixe d’un scénario. Un propos à rebours du cinéma d’aujourd’hui, mais d’une évidence criante devant les vues réunies ici. Connivences intimes de femmes, errances de 5 à 7 d’une Cléo affolée dans un Paris hostile qui la dévisage sans aménité, vie cabossée des petites gens dans la misère de la « Mouffe », chaleur maigre mais vraie des foyers solidaires rue Daguerre, combien sont éloquentes par elles-mêmes et par leur sincère humanité ces histoires sans paroles qui débordent le cadre du script.
À nous deux Paris
Plus de 70 ans de vie à Paris qualifient évidemment Agnès Varda pour en tirer le portrait. Par sa noirceur, celui des années 50 effraie et subjugue tout à la fois cette glaneuse d’insolite caché dans les plis de la ville, qu’elle traque dans les pas des surréalistes et de leurs explorations oniriques. Dans le lacis des murs lépreux et des ombres poisseuses, elle sait dénicher le puits de lumière et le refuge poétique d’un jardin préservé par miracle. Noir, blanc, peur et remède, fuite égarée et asile fortuit, toute la grammaire de son rapport à la ville est déjà là sous son œil de photographe, jusqu’à la cinétique qui la fera cinéaste. D’ailleurs la ville bouge, rongée de maladie qu’extirpe l’excavatrice. De même ses filles bougent, pour échapper à l’angoisse qui les ronge, au péril de se voir arracher la vie, à la menace d’être stigmatisées dans le regard des autres comme étant jugées trop libres, trop vives, trop exigeantes ou trop dérangeantes. Cléo de 5 à 7 livre tout cela à l’interprétation.
Ces changements à vue, Agnès Varda les saisit en temps réel. Plus tard elle montre un Paris éventré dont la vieille chair meurtrie a fait place – pour quel profit ? – à une modernité aseptisée. Et des filles qui s’y émancipent, mais au prix de luttes jamais vraiment gagnées. On sent chez elle un parallèle entre peur de la grande ville et poids social parfois écrasant. Il reste alors la base arrière, la position de repli, le gîte où lécher ses plaies et refaire ses forces : au fond d’un 14’ à l’écart du monde et protecteur, la cour de la rue Daguerre. Petite comme elle, mais peuplée de souvenirs et d’amis, et même, en 2007, bordée d’un estran de sable emprunté à Paris Plage. Comme un rivage d’attente offert à l’impromptu.
LE PARIS D’AGNÈS VARDA. De-ci, de-là
Musée Carnavalet Histoire de Paris
Jusqu’au 24 août
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