Lorsqu’un spécialiste des restaurations esthétiques et collées de l’envergure de Gil Tirlet participe à une soirée du CFLIP où dominent la parodontologie et l’implantologie, l’on est en droit de s’interroger sur les orientations pédagogiques du Cercle Franco-libanais. Mais il suffit d’y assister pour se convaincre de la pertinence et de l’adéquation d’un tel choix. Depuis de nombreuses années, ce Maître de Conférences, particulièrement impliqué dans les développements propres à la prothèse fixée et associé à la recherche en biomatériaux, livre avec pugnacité un combat d’avant-garde contre la rigidité scientifique dans son domaine de prédilection. Preuve en est : l’engouement provoqué lors de cette dernière conférence au sein d’une assemblée habituellement plus réceptive aux principes de l’espace biologique péri-implantaire qu’à ceux de l’adhésion amélaire. C’est peu dire de son talent oratoire, mais cela révèle parfaitement la vocation à transmettre du Docteur Tirlet.
Pierre Cherfane, président depuis cette année du CFLIP, tenait à offrir à cette présentation d’exception la dimension que mérite un sujet touchant à l’esthétique. C’est donc sur un écran panoramique que fut projetée l’iconographie qui servait le propos. Si le syntagme « voir c’est croire » (et à plus forte raison « voir en grand ») ne s’applique que rarement à une science médicale par nature prudente, voire dubitative, elle trouvait toute sa raison d’être dans l’illustration magnifiée des cas cliniques. Car l’attention ne se portait pas tant sur la qualité, pourtant exceptionnelle, des restaurations élaborées par Hélène et Didier Crescenzo (Laboratoire Esthetic Oral) que sur l’excellence des rapports institués entre les pontiques prothétiques et les berceaux muqueux les accueillant. Rendre hommage au travail d’équipe est une attitude constante chez Gil Tirlet qui établit une véritable connivence thérapeutique avec de nombreux cliniciens, chercheurs et techniciens de laboratoire. Plus de deux décennies de collaboration active en recherche et en applications cliniques dans le domaine de la Dentisterie Restauratrice, de la Biomimétique et de la prothèse fixée témoignent de sa volonté de déplacer les lignes de la connaissance et de bousculer les idées reçues. Engagé sur ce front avec son ami universitaire Jean-Pierre Attal [7, 8], il défend ses positions à travers de nombreuses communications où l’aspect spectaculaire et novateur des propositions thérapeutiques n’éclipse en rien les solides données fournies par la littérature scientifique.
Une analogie avec l’architecture
Dans cet esprit d’ouverture, Gil Tirlet a souhaité éclairer son propos en parcourant les réalisations édifiantes d’un domaine en apparence bien éloigné de notre activité, mais qui en emprunte les codes en termes de restaurations prothétiques : l’architecture. Cette discipline qui allie « art, science et technique de la construction, de la restauration, de l’aménagement des édifices » intéresse particulièrement le conférencier qui y trouve l’analogie la plus pertinente sur le dépassement systématique des limites du concevable. Ce défi s’apparente à celui des bridges collés en porte-à-faux. Il se relève grâce aux progrès technologiques, mais aussi grâce à la collaboration de nombreuses spécialités coordonnées autour du projet. Et pour entrer dans le vif du sujet, Gil Tirlet aborde l’aspect épidémiologique de l’édentement unitaire en secteur antérieur dont l’étiologie se partage entre les causes traumatiques, infectieuses ou génétiques. Les solutions thérapeutiques se répartissent entre les options orthodontiques par fermeture des espaces (qui se heurtent aux difficultés de transformation morphologique des dents déplacées), les options prothétiques collées et les options implanto-prothétiques. Parmi les nombreux obstacles qui parsèment la voie implantaire, on compte des écueils liés au déficit tissulaire, ceux en rapport avec la visibilité du col de l’implant par exposition ou transparence et ceux inhérents au phénomène de croissance continue. Les études citées [1] révèlent que l’éruption continue des dents antérieures est susceptible d’entraîner des décalages du bord libre de la prothèse implanto-portée et de son collet clinique. L’implant se comportant comme un « système ankylotique », il apparaît judicieux – comme le recommandait Yves Samama – de reculer l’échéance implantaire le plus tard possible. L’âge de 25 ans ne semble pas constituer celui de la fin de croissance osseuse et la littérature fait état d’un pourcentage non négligeable de patients (majoritairement des femmes) présentant une infraclusion des incisives sans que l’identification d’un type facial ne permette de différencier le risque. La notion de pérennité du traitement implanto-prothétique en secteur antérieur peut s’avérer problématique sur le plan esthétique, surtout lorsque l’implantation a été réalisée précocement.
Un peu d’histoire
La piste des bridges collés pourrait donc s’avérer indiquée. À une époque où l’implantologie orale n’occupait pas la cohorte des solutions disponibles, de nombreux praticiens isolés (comme Rochette en 1972) ou groupés en écoles (Maryland en 1982 ou Européenne en 1985 avec son chef de file Michel Degrange et des leaders comme, entre autres, Alain Brabant en Belgique, Yves Samama et beaucoup d’autres contributeurs en France) se sont intéressés aux traitements surfaciques et ont développé des concepts et des protocoles de bridges collés révolutionnant les techniques de restaurations prothétiques fixes alors en cours. Initialement, les premiers bridges collés à armature métallique présentaient un cortège d’incidents cliniques tels que les décollements partiels qui entraînaient des infiltrations pouvant dégénérer en lésions carieuses ; ou encore des déplacements d’un ou plusieurs organes dentaires interdisant un repositionnement optimal du bridge. Ces décollements trouvaient leur origine aussi bien dans l’insuffisance de rétention physico-chimique que dans le conflit biomécanique où se confrontent la rigidité d’un dispositif prothétique et la mobilité physiologique différenciée des dents supports. Une autre problématique se faisait jour : la problématique esthétique, liée à la difficulté optique de masquer les attelles.
Dans un premier temps, la préparation des surfaces dentaires a notablement influencé le risque de décollement. Puis la conception des bridges collés a évolué vers la mise en œuvre d’un porte-à-faux qui, contre toute attente, a réduit ce risque. Basé sur les travaux de Mathias Kern, de l’Université de Kiel, ce principe de restauration de l’édentement unitaire antérieur à l’aide d’un dispositif présentant un intermédiaire de bridge solidaire d’une seule attelle collée sur une dent bordante divise par deux le risque d’échec par rapport à un bridge élaboré avec deux appuis dentaires. Comment expliquer les résultats paradoxaux selon lesquels l’augmentation du nombre de piliers d’un bridge collé diminue sa pérennité ? La prévention du décollement puise sa source dans l’étude de la biomécanique des cantilevers : les forces de clivage sont minimisées grâce à la mobilité de l’intermédiaire et de son pilier unique qui absorbe les contraintes. Sur le plan de la santé tissulaire autour de la dent pilier, les études qui se sont intéressées à la réponse parodontale estiment qu’elle est satisfaisante, même si certains indices apparaissent marginalement moins favorables [2]. Pour couronner le succès grandissant de ces conceptions, Gil Tirlet a rappelé que la prescription des bridges collés en cantilever correspond à un standard dans l’enseignement de la prothèse de certaines universités depuis le début des années 90 [3].
Un grand pas a été franchi avec les développements des bridges collés en céramique alumina et des techniques adhésives. Le pionnier de ces applications a publié des résultats de bridges antérieurs en cantilever dont le taux de survie à dix ans dépassait de 27 % celui des bridges à double appui [4]. Comme en implantologie, l’identification de l’intérêt de cette conception apparemment contre nature émanait de l’observation d’un phénomène inattendu : les bridges céramiques à deux ailettes se fracturaient, mais le bridge en cantilever ainsi créé se maintenait de nombreuses années. Comme Per-Ingvar Brånemark fit émerger le concept d’ostéointégration d’une observation fortuite, Mathias Kern tira un profit clinique de son étonnante découverte.
Dent support, matériau, forme
de la préparation
De nouveaux matériaux tels que le disilicate de lithium améliorent l’aptitude au collage, la qualité d’adaptation et le rendu esthétique, mais affaiblissent la résistance mécanique de ces bridges. Leur conception actuelle repose sur une triade opératoire indissociable de leur succès : la préparation des tissus mous, celle des tissus minéralisés ainsi que le collage du bridge.
L’ovalisation de la crête édentée représente la première étape qui permet d’obtenir une émergence naturelle de l’intermédiaire, esthétiquement plus satisfaisante qu’un positionnement vestibulaire de la partie cervicale du pontique. La préparation de ce berceau parodontal se réalise à l’aide d’une gouttière thermoformée du type de celle utilisée lors des éclaircissements. Les tissus mous sont préparés par une éviction en tracé arciforme à l’aide d’une fraise boule diamantée ou d’un laser (de type « soft laser diode ») qui prépare le contour cervical du futur pontique. L’intermédiaire (ovate pontic) en résine ou composite fluide contenu dans la gouttière en place de l’édentement guide sur quelques semaines la cicatrisation et le remodelage tissulaires. L’ovalisation génère un berceau parodontal et des fausses papilles en quelques jours. Une plaque de Hawley peut remplir le même office.
Une fois « l’écrin » parodontal obtenu, et avant la préparation amélaire, il convient de choisir la dent pilier du bridge sur la base de cinq paramètres. Elle doit présenter une surface de collage adéquate, être indemne (idéalement) de toute restauration, supporter une occlusion favorable, correspondre à un choix judicieux en termes d’esthétique (un diastème est moins disgracieux entre une canine et une incisive latérale qu’entre deux incisives, médiale et latérale), et avoir achevé son éruption (habituellement, l’incisive centrale chez l’adolescent). Le choix du point d’appui de l’ailette repose sur la dent présentant la surface développée la plus favorable. En général, pour remplacer une incisive latérale ou une centrale, on sélectionne l’autre centrale. Il convient de se mettre en rapport avec l’orthodontiste en requérant l’obtention de rapports bien établis et cohérents en OIM et en privilégiant l’overbite à l’overjet ; l’objectif de la préparation du bridge collé étant de rester strictement intra-amélaire et de reconstituer les contacts grâce à l’ailette.
La forme de la préparation pour les bridges vitro-céramiques renforcés en disilicate de lithium (qui obtiennent la préférence du conférencier) répond à un cahier des charges précis : une préparation palatine de 0,6 mm, un épaulement à angle interne arrondi de 0,4 à 0,6 mm, une cannelure palatine (à distance du bord coronaire) et un slice avec box de connexion d’une surface développée de 12 mm2.
Gil Tirlet a agrémenté sa présentation de conseils pratiques comme la réalisation des limites cervicales de la préparation amélaire plus coronairement à la digue mise en place lors de cette étape. Cette astuce évite que le positionnement de l’attelle interfère avec la digue et compromette la précision du collage. Il recommande aussi la réalisation d’une clef de positionnement facilitant l’installation du bridge.
Selon les données actuelles, le choix du matériau du bridge semble être conditionné par la surface de connexion obtenue au terme de la préparation. Au-delà de 12 mm2, le recours au disilicate de lithium est envisageable. En deçà de cette valeur, la zircone, plus résistante mécaniquement mais moins esthétique, est recommandée. Enfin, si l’attelle doit reposer sur la canine, il est préférable de sélectionner une armature métallique pour des raisons de résistance biomécanique.
Quant au collage lui-même, il répond à un protocole précis pouvant faire intervenir un sablage de l’intrados de l’ailette, l’utilisation d’un silane, un mordançage de l’émail à l’acide phosphorique et un adhésif en ayant pris le soin d’isoler le champ à l’aide d’une digue et les dents bordantes avec une feuille de Téflon.
L’étude de Lam Wy et coll. de 2013 [5] révèle que, pour les réhabilitations d’édentement unitaire, la comparaison du taux de succès à cinq ans des couronnes sur implants et des bridges collés cantilever est en faveur de ces derniers. Ces résultats sont confortés par d’autres publications mais méritent toutefois d’être étayés par de futures études.
Certes, les restaurations implanto-prothétiques gardent toutes leur pertinence et l’indication de bridges collés en cantilever ne peut être systématique, mais cette solution se révèle bien adaptée aux cas d’édentements unitaires en secteur antérieur. Elle permet de reculer une éventuelle thérapeutique implantaire chez un sujet jeune, mais constitue aussi une thérapeutique définitive qui peut être remplacée à échéance par un nouveau cantilever. La conférence de Gil Tirlet a permis de démystifier une option souvent négligée lors de l‘énonciation de l’ensemble des solutions envisageables, condition nécessaire pour répondre à nos obligations médico-légales. Cette thérapeutique nécessite d’associer de solides connaissances alliant esthétique, biologie, mécanique et données physico-chimiques, à une maîtrise totale des gestes opératoires… impératifs qui pèsent tout autant sur l’implantologie.
Au-delà de sa maîtrise totale du sujet, le grand mérite de Gil Tirlet réside dans son aptitude remarquable à aiguiser la curiosité plus que la polémique et, à la lumière d’un échange argumenté, susciter une émulation contagieuse.
Prochaine soirée-conférence du CFLIP.
Mercredi 13 décembre 2017.
Le laser en parodontologie et implantologie. Un plus ou un mieux ? Dr Fabrice Baudot
Renseignements pratiques sur http://cflip.fr
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