Situation
L’amalgame dentaire est un matériau très simple d’utilisation, bactéricide grâce au mercure et peu onéreux.Je l’ai toujours utilisépour mes patients, et j’estime bien maîtriser son utilisation. Pourtant, certains me questionnent sur les risques liés au mercure. Je ne veux pas être alarmiste, ni présenter ce produit comme totalement inoffensif. Aussi, sachant que la faculté l’abandonne au profit de matériaux de collage (composites ou CVI), je me demande si l’amalgame reste éthiquement acceptable. Je sais que je dois informer mes patients concernant les effets indésirables des matériaux que j’utilise, car cela est une obligation juridique et éthique. Mais il ne s’agit ici que de doutes et de risques “éventuels”. Quelle attitude adopter sur le plan éthique : cesser de réaliser des amalgames au profit d’alternatives plus crédibles ? Continuer dans mes habitudes, car la plupart de mes patients ne me demandent rien ? L’utiliser au cas par cas en évaluant les bénéfices pour mes patients ? Les matériaux alternatifs me permettent-ils de prendre moins de risques pour mes patients ? Mais ils en présentent certainement aussi… alors que faire ?
Réflexions du Docteur Elisabeth Dursun
Maître de Conférences – Praticien Hospitalier
Faculté de chirurgie dentaire de l’Université Paris Descartes
Notre profession a recours à l’amalgame dentaire depuis près de deux siècles. Sur plus de 500 millions de restaurations posées par année dans le monde, 236 millions sont effectuées à l’amalgame, avec toutefois de fortes disparités territoriales : aucune dans les pays scandinaves, une balance plus en faveur des résines composites pour les pays d’Europe centrale et les Etats-Unis, et, a contrario, un nombre plus prononcé d’amalgames dans les pays du Sud et de l’Est de l’Europe, ainsi que dans les pays en développement.
Or, son emploi suscite une double problématique éthique : une première, de nature environnementale, émanant d’une conscience écologique ; une seconde, de l’ordre de la sécurité sanitaire, relevant du principe de précaution. A ces égards, ce matériau renfermant du mercure fait l’objet d’une pléthore de polémiques et certains protagonistes prônent avec véhémence son interdiction. En effet, si la toxicité du mercure pour l’environnement est établie et son relargage par les amalgames – même à doses infimes – avéré, l’idée de placer au quotidien dans la cavité buccale un matériau constitué d’un pareil polluant peut à juste titre perturber, malgré l’absence de preuve de sa toxicité.
Sur le plan purement technique, l’amalgame a fait ses preuves : peu onéreux, à la mise en œuvre simple et d’une longévité longtemps rapportée comme inégalée par celle des composites. Néanmoins, les récentes études montrent que, sous couvert d’un protocole de réalisation correct, la pérennité des composites est comparable à celle des amalgames. Sans compter que ce matériau affiche trois défauts majeurs : il n’adhère pas naturellement aux tissus dentaires et son emploi induit inéluctablement une perte de substance ; il est rigide et transmet des contraintes néfastes, à l’origine de fissures de la dent restaurée ; enfin, il est incontestablement inesthétique. De toute évidence, ce n’est pas un matériau d’avenir : ses antécédents et ses quelques avantages font qu’il est toujours utilisé, mais l’introduction d’un tel matériau sur le marché aujourd’hui serait inconcevable.
Somme toute, est-il encore acceptable d’utiliser les amalgames dentaires ? Personne aujourd’hui ne peut arbitrer en formulant une réponse tangible et péremptoire. Pour ma part, en tant qu’enseignant-chercheur, l’addition de tous ces éléments me conduit à penser qu’il y a peu de pertinence à enseigner sa pratique à mes étudiants, destinés à exercer entre cette année et 2055. Les praticiens persévérant dans son utilisation (parce qu’ils le maîtrisent ou ne maîtrisent pas le collage) ou son usage pour des populations à risque carieux très élevé restent les seules raisons et indications de ce matériau, avec un déclin progressif de ces habitudes. Le futur s’esquisse avec des matériaux alternatifs tels que les résines composites, certes l’objet d’un autre type de mercuriales (si l’on ose le jeu de mots !) puisque inculpées pour certaines de relarguer du bisphénol A, mais aussi de matériaux sans résine, comme certains verres ionomères, les céramiques ou de nouveaux matériaux minéraux.
Enfin, le simple bon sens – quel que soit le matériau choisi – est surtout d’accorder une attention particulière à son optimale mise en œuvre, dans l’idée d’une exposition minimale aux risques/effets potentiels : par exemple, avec une dépose des amalgames sous digue et un séparateur bien entretenu pour le traitement des déchets (pour amenuiser l’exposition au mercure) ; tout comme une photopolymérisation satisfaisante suivi d’un polissage pour un composite (pour minimiser le relargage de monomères résiduels).
Réflexions du Professeur Jean-Paul Markus
Professeur à la faculté de droit de Versailles
Directeur du Master 2 Droits public et privé de la santé, Université de Versailles-Saint-Quentin
D’abord, que dit le droit et donc le Code de déontologie ? Le chirurgien-dentiste doit à son patient des soins « éclairés et conformes aux données acquises de la science » (art. R. 4127-233). Ensuite, que dit l’expert ? L’amalgame présente un bilan bénéfice-risque amoindri par rapport aux alternatives plus récentes. Il faut donc passer aux alternatives, sous peine de voir arriver un jour au contentieux un patient mécontent vous reprochant de ne pas l’avoir renseigné suffisamment ou de n’avoir pas respecté les données acquises de la science.
Alors pourquoi tant d’états d’âme ? Parce que le passage d’une technique éprouvée, conforme aux données acquises à un moment T, à une autre technique conforme aux données acquises à un moment T+1, est rarement instantané. Il prend des années parfois. Il y a d’abord le temps des doutes sur les effets de la première technique, qui oblige le praticien à en informer le patient, alors même qu’il n’y a pas encore d’alternative. Il y a ensuite les premières alternatives, dont les effets sont encore mal connus, et dont le bilan bénéfice-risque paraît encore moindre que celui de la technique déjà éprouvée. Puis vient cette période floue où deux ou plusieurs techniques coexistent, faisant également leurs preuves. Enfin, vient la levée des doutes, l’abandon définitif de l’ancienne technique au profit de l’une des nouvelles alternatives ayant émergé et l’ayant emporté sur les autres.
Toutes ces étapes sont matérialisées par la littérature scientifique, elle-même formalisée parfois dans des recommandations de bonnes pratiques. En cas de contentieux, un patient reprochant à son praticien d’avoir appliqué une technique obsolète, les experts se querelleront sur la date approximative à laquelle on pourra considérer que la technique nouvelle faisait ou non partie des données acquises de la science, et donc à quelle date le praticien aurait dû l’adopter.
Le juriste, comme d’ailleurs le juge, ne saurait dire à quelle étape se situer, il n’est pas technicien. A l’expert de l’éclairer en cas de litige. Soit nous sommes encore, en termes de bénéfice-risque, dans la période de flou : l’amalgame est donc encore une technique conforme aux données acquises, et peut donc encore être utilisé sans risque contentieux. Soit les techniques alternatives sont regardées comme bien supérieures, et l’usage de l’amalgame n’est plus conforme aux données acquises de la science. Si l’expert penche pour cette solution, le juge n’aura plus qu’à sanctionner.
En somme, lisez les derniers développements scientifiques, et au besoin sommez les sociétés savantes ou la HAS de prendre position. C’est leur rôle. Il en va de la sécurité sanitaire du patient, et de votre sécurité juridique.
Nous poursuivrons cette réflexion sur l’amalgame dentaire dans notre numéro du 4 février, avec la prise de parole du professeur Jean-Pierre Goullé, spécialiste en toxicologie.
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