Une amitié d’une solidité À couper au couteau
Ils ont deux ans de différence, des caractères et des talents très différents, mais viennent du même milieu bourgeois, naviguent dans les mêmes eaux et traitent les mêmes sujets. Sont-ils amis ou rivaux ? Un proche parle d’« amitié ébranlée par une rivalité inévitable ». C’est certainement la vérité, qui pourtant ne résume pas tout de leur relation tumultueuse. À les approcher de très près comme à Orsay qui les confronte mieux que jamais, on sent que le principe qui l’anime est celui du « qui aime bien châtie bien » – surtout côté Degas. Le cadet admire l’aîné, l’aimera encore trente ans après sa mort, mais ne lui passe rien de son vivant. Il y a chez Degas de l’Alceste du Misanthrope (lui qu’on a dit plutôt misogyne). Un tempérament qui le pousse à la sincérité, au refus de ces ménagements dont l’amitié la plus forte a cependant besoin pour perdurer dans l’harmonie. Manet lui déplaît-il par son goût des mondanités, son succès auprès des femmes, ou le déçoit-il dans les voies et stratégies qu’il choisit ? Il le dit, le montre ou se détourne, boude, rumine. Ce qui vaut mieux, parfois, que ses réparties spirituelles mais cinglantes risquant de l’entraîner trop loin. C’est d’ailleurs ce même humour et le socle d’airain de l’amitié vraie qui l’amènent à se rabibocher après des fâcheries parfois longues, ne concevant pas, il l’avoue, « que l’on puisse rester mal avec Manet ». Il faut quand même reconnaître que, de son côté, l’autre n’y va pas avec le dos de la cuillère ; plutôt au couteau : mal satisfait de la représentation de sa femme dans le tableau du couple qu’offre leur ami, il la découpe, ne gardant que la partie où il apparaît – d’ailleurs du meilleur Degas. Lequel, muet de rage devant une telle violence, remporte son tableau, et en retour renvoie pour solde tout compte « les petites prunes »…