La pudeur des patients : mythe ou réalité ?

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 56-59)
Information dentaire
Le moment du premier examen clinique fait pénétrer le chirurgien-dentiste dans l’intimité corporelle de ses patients. Certains d’entre eux le vivent mal. Ils sont allongés, doivent accepter d’être touchés et d’ouvrir la bouche par laquelle s’introduisent un faisceau de lumière et les instruments.
À cet examen s’ajoute le questionnaire médical au cours duquel ils sont contraints de faire fi de toute pudeur, et de tout dévoiler sans réciproque apparente.
L’éthique indique que l’on soit sensible à la pudeur de ses patients, et qu’elle soit prise en compte en modifiant si nécessaire son approche. Il s’agit de comprendre ce moment précis de la relation entre le chirurgien-dentiste et son patient, pour mieux protéger sa dignité.

Situation

« Comme tous mes consœurs et mes confrères, je demande à mes patients d’ouvrir leur bouche, une fois installés sur le fauteuil. Je peux alors les examiner avec attention. Je dois palper les muqueuses, et parfois les joues, le cou.
Aujourd’hui, Philippe, un patient âgé de 33 ans, manifeste une appréhension à ouvrir sa bouche. Il montre sa gêne à répondre à mes questions. Je veux comprendre cette pudeur qui peut le bloquer pour m’améliorer et pouvoir l’aider : de quoi a-t-il peur ? Comment m’y prendre pour le convaincre de l’utilité de mes gestes ?
La pudeur est-elle différente d’un patient à l’autre ? Le toucher n’est-il pas le même pour tous ? Faut-il adapter son examen clinique à chaque patient ou rester neutre et systématique ? »

Réflexions du Docteur Sahar Moussa-Badran

Maître de Conférences à la Faculté d’odontologie de Reims

Pour comprendre l’attitude de ce patient et l’accompagner aux soins, il ne s’agit pas d’appliquer une science technicienne, mais bien prendre en compte toute la dimension humaine de nos gestes de soins.

Pour cela, il faut tout d’abord analyser la situation sur tous ses angles.

D’abord sur le plan sémantique :

– la peur est un sentiment d’angoisse éprouvé en présence ou à la pensée d’un danger réel ou supposé, d’une menace. Elle se décline sous plusieurs formes, notamment la peur interne, intérieure, connectée à une émotion souvent négative (le sentiment de perdre toute maîtrise de son corps, de confier son intimité à cet inconnu qu’est le chirurgien-dentiste) qui est sans doute à l’origine de l’attitude pudique de ce patient ;

– la pudeur, selon le Littré, est définie comme « une honte honnête causée par l’appréhension de ce qui peut blesser la décence ; une sorte de discrétion, de retenue, de modestie qui empêche de dire, d’entendre ou de faire certaines choses sans embarras ».

Sur le plan psychologique, cette appréhension pudique s’explique quand nous réalisons à quel point la cavité orale est chargée de significations et de symboles. Il est d’ailleurs intéressant de relever l’ambivalence de cette bouche premier instinct de survie entre plaisir (succion) et souffrance (sevrage maternel, qui est la première frustration, la première souffrance psychique et la douleur physique de la poussée de la première dent à 6 mois) ; lieu du premier cri et du dernier souffle, instrument de relation aux autres, frontière entre le soi et le non-soi, elle est l’instrument de socialisation. Le sourire est connu pour être aussi « un passeport social ».

Aussi, l’angoisse de se livrer à l’autre, de perdre la maîtrise de soi et de ses pensées en ouvrant la bouche à cet étranger qu’est le chirurgien-dentiste semble donc trouver son ancrage dans la représentation sociétale de la bouche. Demander d’ouvrir machinalement la bouche pour réaliser des soins techniques sans avoir pris le temps de cerner les attentes et le vécu du patient représente une atteinte à son périmètre de sécurité rapproché.

La pudeur est une dimension de la psyché précocement construite par l’éducation, importante pour l’insertion sociale. C’est aussi un vécu subjectif, fortement lié au sentiment de honte sur laquelle joue, consciemment ou non l’éducation fondée sur le refoulement d’un fantasme souvent lié à une dimension sexuelle ; « embrasser à pleine bouche ».

Sur le plan philosophique, la pudeur est à la fois un droit et une convention ; un droit assimilé à celui de la protection de la vie privée de l’individu : chacun a droit au respect de sa pudeur. Aussi, sur le plan juridique, la pudeur est étroitement liée à la notion de dignité. Le Code civil protège à la fois la primauté du corps humain et déclare son inviolabilité dans son article 16-1 (« la loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantit le respect de l’être humain dès le commencement de sa vie ») et affirme de manière très claire que « chacun a droit au respect de son corps. Le corps humain est inviolable » et le respect de la vie privée dans son article 9 alinéa 1 (« chacun a droit au respect de sa vie privée »).

Il n’existe pas de définition légale de la « vie privée ». Cependant, les contours de cette notion concernent toutes les informations faisant intrusion dans l’intimité de la personne. Or, le premier abord de notre patient est une intrusion dans son intimité, une infraction commise à cette frontière, qui à la fois le sépare et le rapproche des autres.

La protection de l’individu dans sa dignité et dans son intégrité est confirmée par le Code pénal qui réprime de façon rigoureuse les atteintes individuelles à l’intégrité humaine dans ses articles 221-1 et 222-33 et 225-1.

Nos soins dentaires sont par essence dérogatoires à ces dispositions dans l’intérêt supérieur du patient. Ils sont encadrés rigoureusement par le Code de la santé publique modifié par la loi du 4 mars 2002.

Cet encadrement juridique recommande une procédure de mise en œuvre des soins privilégiant l’éthique clinique qui rend nécessaire de se poser la question de la mise en application des principes fondamentaux de bioéthique1 lors de notre prise en charge de ce patient pudique.

Il s’agit pour le praticien de concilier le respect de l’autonomie du patient, c’est-à-dire le respect de sa volonté de ne pas ouvrir la bouche et de ne pas être touché et par là même de ne pas porter atteinte à sa dignité, et le principe de justice, en traitant de façon neutre, systématique et déshumanisée tous les patients selon un protocole établi, une procédure rigoureusement scientifique qui nous rassure et nous donne le sentiment d’être équitable dans nos relations.

Il apparaît évident que la clé reste le dialogue, ce fameux « entretien individuel » censé construire « l’alliance thérapeutique », sans pour autant se substituer à un psychologue. Il faut savoir écouter pour répondre à un malaise, pour comprendre l’autre dans ses représentations différentes des nôtres, dans son histoire propre, dans sa souffrance exprimée par cette pudeur. Souvent, cette attitude exprime une demande de prise en charge et une compréhension sans jugement. En définitive, notre mission, si nous l’acceptons, et celle décrite par Louis Pasteur : « Guérir parfois, soulager souvent, écouter toujours. »

1Beauchamp T, Childress J. Principles of biomedical ethics. New York, Oxford : Oxford University Press, 1994, 546 p ;

Englehardt HT. The foundation of bioethics. New york, Oxford : Oxford University Press, 1996, 446 p.


Réflexions de Marie-Noëlle Teynier

Psychologue clinicienne

Intervenante dans les groupes de parole Relation Praticien-Patient à l’Université Paris Descartes

Dans un arrêt datant de 2010, la Cour de cassation a reconnu un préjudice d’atteinte à la dignité du patient2, consacrant ainsi la sanction pour manquement à une obligation éthique énoncée dans la loi du 4 mars 20023, au sein de laquelle figure le respect de la pudeur.

La pudeur ne se conçoit que dans la relation à un autre. Mouvement inconscient de protection, elle permet d’établir un écart, une limite, garants du respect de son intimité. Intimité du corps et intimité des pensées et des émotions, que l’on ne peut, dans les deux cas, laisser apparaître sans s’exposer à une certaine gêne et au risque du jugement d’autrui.

Car la pudeur a à voir avec la vulnérabilité, et ses définitions varient en fonction des époques, des dispositions légales et des normes sociales et culturelles. Néanmoins, la pudeur n’est pas seulement prescrite par un conformisme. Chacun fait preuve de pudeur pour cacher ce qu’il considère personnellement comme une faiblesse ou une défaillance.

Sans doute votre patient ne peut-il se résoudre, d’emblée, à ce qu’un examen invasif de la bouche, lieu de l’intime, et un interrogatoire pourraient révéler de lui. Ces investigations portant sur cette partie de son corps lui semblent-elles embarrassantes, voire humiliantes ? Il ne souhaite pas être identifié à sa cavité buccale dans un état plus ou moins morbide.
La pudeur soustrait du regard, elle préserve une part de soi et protège d’un sentiment de honte face à l’intrusion ou l’effraction. Elle est donc naturelle, et témoigne de la capacité du sujet à établir une juste distance entre soi et l’autre, à différencier ce qu’il accepte ou non de lui dévoiler, à délimiter un espace suffisamment sécurisant dans le respect de chacun. Vous entendez donc bien que la gêne et l’appréhension que ce patient manifeste implicitement ne s’entendent pas comme un refus d’entrer en lien, mais au contraire comme la nécessité et le désir d’établir peu à peu une rencontre avec vous, dans un climat de confiance.

Or, la chirurgie dentaire est de plus en plus technicisée, et l’objectivation scientifique de la sphère buccale est indispensable pour le diagnostic et l’orientation des traitements. Néanmoins, l’expertise et l’efficacité du geste soignant ne doivent pas croître au détriment de la dimension relationnelle.

Vous pourriez alors suspendre un court instant l’examen clinique proprement dit et indiquer à votre patient que vous avez bien perçu ses retenues. Cette première rencontre, qui va poser le cadre dans lequel vont se dérouler les soins et qui servira de repère à l’avenir, peut être déterminante dans l’établissement de bonnes relations de soins. Adressez-vous à la personne dans sa globalité, faites preuve de tact, et sans renoncer aux investigations et examens nécessaires, essayez, lors de ce premier rendez-vous, d’avancer dans le respect du rythme du patient, en tenant compte de ses inquiétudes et en répondant à ses interrogations. Vous pouvez expliquer chacun de vos gestes techniques dans un langage compréhensible en l’assurant de leur utilité. Le maintien d’une bonne distance entre professionnalisme et empathie rend plus tolérable l’accès à l’intimité. Sa conception de la pudeur peut différer de la vôtre. Le respect de celle-ci requiert donc d’écarter tout préjugé ou parti pris, d’être attentif à l’image que vous lui renvoyez, au profit d’un jugement clinique, mais toujours empreint d’une reconnaissance mutuelle.

2Cass. civ. 1re, 3 juin 2010, n° 09-13.591.

3Loi du 4 mars 2002, art. L.1110-2 du Code de la Santé Publique.

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