Est-il éthique de proposer plusieurs qualités de prothèses ?

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 33-35)
Information dentaire
Le premier droit de la personne malade est de pouvoir accéder aux soins que son état nécessite, quels que soient ses revenus.
Ce sont les principes d’égal accès aux soins et de libre accès aux soins garantis aux usagers par le système de protection sociale mis en place en 1945 et fondé sur la solidarité.
Cela implique la recherche systématique du meilleur traitement dont l’efficacité est reconnue par rapport aux risques encourus.
Cette qualité des soins fait partie intégrante de la déontologie du chirurgien-dentiste, mais le positionnement de l’équité face au concept de qualité entre aujourd’hui dans un cadre de réflexion où convergent des préoccupations de type moral, éthique et social.

Situation
« Mon patient est bénéficiaire de la Couverture Maladie Universelle. Je lui apporte mes meilleurs soins aux données acquises de la science.
Trois de ses dents sont délabrées et doivent être reconstituées par des couronnes prothétiques. Sa prise en charge étant faible et encadrée, je lui propose des prothèses que je fais réaliser en Inde, car leur coût de fabrication est inférieur à celles de mon prothésiste habituel.
J’offre d’ailleurs toujours la possibilité à mes patients habituels de recourir à différents types de couronnes ; de qualité standard ou de qualité supérieure. Ils peuvent ainsi moduler leurs dépenses prothétiques.
Mais je me questionne : tous les patients doivent-ils, au nom de l’équité, recevoir la même qualité de soins ?
Puis-je diversifier mon offre thérapeutique en fonction des revenus ou de la situation sociale de mes patients ?
L’aspect tarifaire me permet-il d’abaisser un rendu esthétique, la finesse des finitions, ou la pérennité d’un traitement ? »

Réflexions du Professeur Laurent Pierrisnard
Professeur des Universités – Praticien Hospitalier
Université Paris Descartes – Hôpital Bretonneau APHP Paris

Le Code de déontologie précise que le premier droit de la personne malade est de pouvoir accéder aux soins que son état nécessite, quels que soient ses revenus.
L’intégration d’une prothèse dentaire est un acte médical que l’état bucco-dentaire du patient peut nécessiter. En conséquence, celui-ci doit pouvoir y accéder.
Le code précise encore que le chirurgien-dentiste doit soigner avec la même conscience tous ses patients, quelles que soient leur origine, leurs mœurs et leur situation de famille, leur appartenance ou leur non-appartenance à une ethnie, une nation ou une religion déterminée, leur handicap ou leur état de santé, leur réputation ou les sentiments qu’il peut éprouver à leur égard.
Enfin, le système de protection sociale fondé sur la solidarité (y compris la Couverture Maladie Universelle) permet l’égal et le libre accès aux soins dont la qualité fait partie intégrante de la déontologie du chirurgien-dentiste.
Tout semble clair. Tous les patients doivent pouvoir, en cas de nécessité, recevoir des prothèses de qualité… En réalité, une frange importante de la population, celle dont les revenus sont modestes mais supérieurs au seuil de la CMU, ne peut accéder à la prothèse. Devant cette situation… – Est-il légitime de faire appel à des laboratoires de prothèses à bas coût ? Oui, si le chirurgien-dentiste n’aliène pas son indépendance et sa conscience professionnelles de quelque façon et sous quelque forme que ce soit, s’il exerce un contrôle de qualité optimum, comme il le ferait pour toute autre collaboration. L’avènement de la CFAO va modifier considérablement la perception de cette qualité qui, progressivement, ne sera plus dépendante du technicien.
– Est-il légitime de proposer plusieurs tarifs ? Non, si on admet que le chirurgien-dentiste n’exerce pas une activité commerciale, mais une activité médicale et que cette activité occasionne des charges. Le prix d’une prothèse doit être établi, dans chaque cabinet, en fonction des charges de fonctionnement, des salaires et du revenu souhaité par le praticien. Le coût de fabrication de la prothèse ne représente en réalité qu’une faible partie du prix total. Si le chirurgien-dentiste fait appel à un laboratoire à bas coût, la répercussion sur le prix de la prothèse sera faible.
– Est-il éthique de proposer plusieurs qualités de prothèse ? Non, car les données acquises de l’art dentaire fixent avec précision les critères de qualité… dont le non-respect peut avoir de graves conséquences sanitaires.


Réflexions du Professeur Francine Demichel

Agrégée des Facultés des droits, professeur émérite de droit public à l’Université de Paris 8
Ancienne Directrice de l’enseignement supérieur au ministère de l’Éducation nationale

La décision médicale doit rester marquée par un degré important de liberté, celui du risque solitaire, de l’intuition, de l’hospitalité et de la générosité. L’acte médical est un acte intellectuel complexe ; il n’y a pas de comportement standard pour le praticien. Le médecin abstrait, le « bonus medicus », est une pure fiction : il n’existe pas. La médecine moderne ne peut se construire sur des rapports qualité/coût, sur des preuves et des statistiques. Elle doit rester exercée sur la base d’épreuves, aléatoires, imprévisibles et singulières. L’acte médical doit se dérouler dans le calme et la sérénité qui permettent au praticien d’exercer sa liberté d’appréciation pour mettre en acte l’usage maximal de ses compétences. Le droit aux soins ne peut être assimilé à un droit à la santé parfaite. La médecine du « désir » progresse et conduit à une médicalisation et à une médicamentation de la vie, en liaison avec une certaine marchandisation de la santé. Mais ce que le droit peut vérifier, et cela seulement, c’est si le praticien assure la qualité, la sécurité et l’efficacité des soins : traduire un acte médical en langage juridique, en prescriptions juridiques, est déjà suffisamment délicat, voire aléatoire, pour qu’il ne s’aventure pas sur la voie de la « santé parfaite » et de la vie éternelle. La médecine doit rester une science humaniste ; c’est là une exigence incontournable ; la norme technicisée, marchandisée, ne peut pas remplacer la loi symbolique référente du vivant, sans laquelle il ne peut y avoir de projet critique et réflexif.
Il ne faut pas que ce soit une norme médicale ou biomédicale qui détermine a priori l’état de santé du corps humain : il s’agirait là d’une normativité exogène qui ferait du corps humain un objet intégralement manipulé. Il n’y a pas de « pureté intemporelle » du droit. Donc, respecter l’éthique ne peut être synonyme de normativité, voire de normalisation.
Plus la décision médicale est difficile, moins la norme rigide peut s’appliquer. L’éthique doit compter avec les libertés en présence, celle du patient et celle du praticien. On ne peut écarter la possibilité d’une erreur : il y a toujours un risque, car on a affaire à des vivants : d’où l’ambiguïté de la volonté de séparer le normal et le pathologique et de vouloir à tout prix maîtriser les causes et les effets : l’action thérapeutique, même si elle s’inscrit dans une volonté absolue, ne peut se dérouler que dans l’aléatoire, et en acceptant de prendre en considération un facteur de chance, donc de risque.
La relation patient/praticien doit rester une relation interindividuelle, et ne peut se fonder sur une simple mise en pratique de normes préétablies ; on est en présence de l’acte contingent par définition, qui se déroule entre deux libertés, entre deux sujets libres. On l’a souvent remarqué, la santé n’est pas définie, chez un individu, par une norme uniforme et générale, mais par un équilibre personnel librement construit. En dernier ressort, l’éthique du praticien, c’est de tenir compte de cet équilibre.
Choisir entre des appareillages plus ou moins performants techniquement est un acte qui relève de la mesure marchande. L’acte de soins lui-même ne relevant que de l’art médical. Car dans une société où, en raison de l’omniprésence des rapports marchands, les inégalités de ressources sont générales, le praticien n’est pas une monade isolée, qui pourrait négliger un environnement qui s’impose à lui, même si son activité personnelle, sa profession, elle, est non marchande. Dans notre société, la science n’est pas détachable du marché. La technologie s’achète et se vend.
Le médecin n’est pas un prestataire de services, même si certains commentateurs soutiennent le contraire. Il est donc impossible d’exiger d’un praticien libéral de pondérer financièrement les coûts des appareillages, en faisant payer cher les plus riches et en exonérant les plus pauvres. Si certains le font, c’est un choix personnel, mais cela ne peut être exigé ; cette pratique financière entre les patients relève non de l’éthique, mais d’une philosophie personnelle. L’éthique, telle qu’elle émane du droit actuel, exige en revanche un traitement digne pour tous les patients : l’exigence du respect de la dignité et de la sécurité sanitaire du patient concerne la qualité des soins procurés par le praticien. Respecter l’éthique déontologique tient en ce que, quel que soit l’appareillage fourni, celui qui soigne traite chaque patient avec la même attention et lui procure les soins les plus performants, compte tenu du matériel dont il peut disposer. Faire le mieux avec le pire : pratiquer l’excellence des soins avec le matériel minimum dont il peut disposer, étant donné les conditions de prise en charge imposées du patient. À partir du moment où le praticien optimise la qualité de ses soins, quelle que soit la technicité de l’outillage utilisé, il ne relève pas d’une critique éthique.
L’éthique, contrairement à la morale, n’est pas fixée a priori ; elle prend en compte les contradictions sociales, les inégalités de la réalité ; c’est en quelque sorte un concept existentialiste et non essentialiste.
Sous couvert d’éthique, le droit ne peut d’ailleurs tout réglementer : il faut laisser subsister des zones de non-juridicité : certaines appréciations relèvent de l’intime conviction : chacun surmonte ses épreuves selon ses choix de vie. Il n’y a pas de fatalité, mais du tragique dans l’existence humaine : il faut l’accepter. Quand l’éthique veut se dissocier de la philosophie, elle s’enlise. Sachons faire coexister une philosophie de la liberté du sujet et une philosophie de l’événement. Pour bâtir un nouvel humanisme social, il n’est pas sûr que l’on puisse se contenter de références technocratiques à l’éthique.

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