Réflexion
La crise, la guerre sanitaire s’est abattue sur nous. Elle bouleverse nos vies. Nos patients sont déprogrammés, les cabinets ferment, la prise en charge des urgences s’organise.
Nous sommes alors confrontés à la méconnaissance du virus, à ses dangers, à la rapidité des changements des informations et de la situation. Nous devons répondre aussitôt à une situation sans connaître l’avenir, pas même le lendemain. Afin de répondre au besoin de l’instant, nous organisons l’immédiat, avec les « moyens du bord ». Et les questions éthiques s’enchaînent ;
Sur le plan éthique, et parce qu’une vie en vaut une autre, ou plutôt, parce que la santé de l’un vaut la santé de l’autre, peut-on choisir les patients qui recevront des soins dentaires au cours de la pandémie ?
Ce virus est féroce, il tue. Soigner, c’est se mettre en danger. De plus, nous découvrons que nous n’avons pas suffisamment de matériel. Des questions émergent : Doit-on soigner sans être totalement équipé d’une blouse, surblouse, charlotte chirurgicale, lunettes, visière intégrale, pyjama, surchaussures ? Peut-on mettre en danger un soignant pour soulager le patient d’une pulpite ? Peut-on continuer à soigner pour répondre aux besoins en soins dentaires lorsque l’on présente des signes légers du Covid-19 ?
Il apparaît rapidement que nos forces doivent être gérées et rationalisées afin d’affronter cette crise sur la durée. Quelle définition donner alors à l’acte d’urgence en période de pénurie de matériel et de soignants ? La douleur justifie-t-elle une prise en charge en urgence ? Comment arbitrer une répartition équitable des praticiens de garde ?
La prise en charge des patients devient partagée par les services dentaires des hôpitaux, et par les praticiens libéraux de garde.
Comment éviter le détournement de patientèle en période de crise sanitaire ? Quels soins accorder à un traitement débuté par un confrère avant le confinement ? Les centres de soins doivent-ils rester ouverts au même titre que les services dentaires des hôpitaux ? Comment juger le refus de participation au tour de garde sanitaire ?
Chaque jour, le compte morbide des morts est présenté. A la radio, à la télévision, dans les journaux, sur les réseaux sociaux… nous vivons avec la perte d’un parent, d’un ami, d’un proche, d’un confrère, d’un voisin… Ce n’est pas une Grande Faucheuse en action ; c’est une moissonneuse-batteuse ! Chaque patient entrant en réanimation voit sa vie en sursis ; aussi, à quel niveau de symptômes des patients Covid +, les soins dentaires cessent-ils d’être prodigués ?
Et puis, arrive le temps de la préparation du déconfinement. La liberté, ce droit humain fondamental réapparaît sur toutes les lèvres, car nous avons manqué de liberté ces dernières semaines. Et les questions éthiques continuent d’affluer ; l’ensemble de la population pourra-t-elle retrouver la liberté de circuler au même moment ? Comment éviter la discrimination d’une personne à l’autre ? Peut-on refuser le tracking ? Quels traitements dentaires pourront bénéficier d’une prise en charge prioritaire ?
Chaque jour, ces questions apparaissent donc avec la dureté qui se cache derrière des situations dramatiques et affligeantes. Il faudrait disposer du temps de réflexion pour discerner les bonnes ou les moins mauvaises réponses. Il faudrait pouvoir réunir les comités d’éthique, faire valider les avis scientifiquement. Mais la première victime d’une guerre, c’est la vérité disait Rudyard Kipling.
Or, nous travaillons dans l’urgence, exacerbée par des controverses scientifiques, et sans être libres de nous réunir. Nous faisons face à une demande hors normes en soins dentaires, parfois dans des déserts médicaux.
Action
C’est un constat, nous n’étions pas préparés à vivre cette crise sanitaire. Mais nous ne pouvions pas rester sans agir sur des questions sans réponses, ou attendre des vérités scientifiques et éthiques qui pourraient tarder à apparaître.
C’est pourquoi, malgré le doute qui habite les réponses éthiques, l’ensemble de notre profession s’est organisé ; les Institutions, les praticiens de ville, les universités dentaires, les services dentaires des hôpitaux. Nous pouvons être fiers de la mobilisation des chirurgiens-dentistes dans cette bataille.
A titre d’exemple, et pour ne m’exprimer que sur ce que je vis actuellement dans le service de médecine bucco-dentaire à l’hôpital Henri Mondor à Créteil : En 48 heures, des procédures de prise en charges des patients en urgence et des consignes de tenues de soins sont prêtes et acceptées par toute l’équipe. La régulation à l’entrée du service, les tours de garde des soins sont organisés. Télédent, notre plateforme de télé-expertise s’engage aussitôt pour prendre en charge par télémédecine les patients qui ne peuvent se déplacer, ou ceux que nous évitons de déplacer.
Notre action est aussitôt parfaitement articulée avec les chirurgiens-dentistes de ville en collaboration avec le Conseil de l’Ordre départemental.
Trois jours après le début de la crise, 11 volontaires du service se forment aux prélèvements pour le dépistage Covid des personnels soignants du Groupe Hospitalier. De sorte que tous les personnels soignants de Mondor l’ont été par des odontologistes !
Sept jours après le début de la crise, le service met à disposition douze odontologistes. Ils montent une plateforme, DREPADOM, en hématologie pour un suivi des patients drépanocytaires. Nous sauvons des vies ! L’hôpital salue déjà le travail des odontologistes
La semaine suivante, ce sont 40 séniors et internes qui aident les services de médecine et 30 externes qui renforcent la logistique des magasins hôteliers de l’hôpital.
Jour et nuit, des équipes sont formées pour maintenir l’activité d’abord des laboratoires de virologie et de bactériologie, puis de biologie.
Les services d’immunologie et de réanimation souffrent. Ils appellent à l’aide pour activer la recherche clinique : 8 externes, 4 séniors orthodontistes sont aussitôt volontaires pour les rejoindre. Ils deviennent alors des attachés de recherche clinique.
Externes, internes, PU, MCU, PH, AHU, Praticiens attachés, toute l’équipe est mobilisée en 10 jours et répartie aux quatre coins de l’hôpital, pilotée par des séniors odontologistes.
Arrive la date du 9 avril ; celle qui a été retenue pour l’ouverture anticipée de quelques mois du nouveau bâtiment Réanimations, Blocs, Interventionnel (RBI). Il va fournir 85 lits de réanimation supplémentaires ! 10 externes volontaires sont recrutés et s’affairent aussitôt pour aider au déménagement, nettoyer les équipements, porter les cartons, réceptionner les livraisons, apporter des repas…
Coup de fil à 17 heures du directeur de la DRH : peut-on mettre sur pied un groupe de 30 externes logisticiens polyvalents d’ici le lendemain 9 heures car ce nouveau bâtiment doit être opérationnel et recevra dès vendredi 10 avril ses premiers patients ? 30 étudiants se portent aussitôt volontaires et ajoutent à leurs messages de mobilisation des remerciements car ils sont fiers de participer à l’ouverture historique d’un bâtiment qui va sauver des vies. Les messages de soutien sont continus car, en 10 jours, c’est 10 équipes qui sont à pied d’œuvre et qu’il faut coordonner. A 21 heures 30, l’équipe est constituée. Elle travaillera à tour de rôle tout le mois d’avril et le mois de mai du lundi au dimanche, jour et nuit !
D’autres externes, internes, anciens étudiants, contactent le service. S’y ajoute rapidement des messages d’étudiants franciliens issus d’autres services. Le mouvement du volontariat est exceptionnel. Les séniors du service sont toujours à disposition pour aider. Une consœur PU s’engage à traiter tous les jours, tous les messages d’urgence des patients de 8 heures à 22 heures.
Un élan exceptionnel d’humanité et de fierté nous fait presque oublier l’épreuve physique et morale que nous vivons. La directrice générale dans l’hôpital insiste alors pour que l’on transmette ce message avec ferveur : « Surtout, remerciez vos étudiants de ma part ! »
Une demi-heure plus tard, parce que l’hôpital manque de blouses, il faut à nouveau monter une nouvelle équipe pour aider la lingerie de l’hôpital à les distribuer.
Rien n’est gagné. La crise est toujours présente, mais les odontologistes déployés sur COVIDOM, COVIDENT, actifs aux urgences de nos hôpitaux, dans les services médicaux et les services techniques ont réagi avec une rapidité et une force qui marqueront l’histoire.
En marge de cette action, chacun se questionne aussi sur les risques pris dans la journée, à ceux que nous faisons prendre aux équipes, et, par ricochet, à nos proches.
Chaque soir, nous pensons à nos patients que nous ne pouvons pas soigner, à ceux que nous ne pourrons plus soigner, aux confrères libéraux dont l’absence d’activité va dégrader leur cabinet, à ceux qui, seuls sur leur territoire répondent aux urgences et sont épuisés. Nous imaginons aussi l’état de nos traitements laissés en jachère pendant plusieurs semaines que nous retrouverons après le déconfinement.
Nous sortirons différents de cette épreuve. Après l’action, qui s’étalera encore sur de nombreuses semaines, le temps de la réflexion reviendra et nous renforcera. Parce que cette crise aura révélé des héros parmi nous. Parce qu’elle nous aura permis de vivre autrement nos relations avec les médecins, au sein de notre profession, entre la ville et l’hôpital, avec nos Institutions. La guerre apprend à tout perdre, et à devenir ce qu’on n’était pas disait Camus. Nous serons tous plus forts, et la chirurgie dentaire, parmi les bataillons d’honneur !
Philippe Pirnay
Membre du comité de rédaction de L’Information Dentaire
PU-PH, chef de service de médecine bucco-dentaire de l’hôpital Henri Mondor
Ancien président de l’Académie nationale de chirurgie dentaire
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