Jeune praticien, je me suis toujours demandé si, lorsque je verrais une lésion buccale cancéreuse, je serais capable de la reconnaître et d’orienter convenablement mon patient afin de limiter toute perte de chance dans sa prise en charge. Ce doute fut dissipé lorsque j’ai rencontré chez un homme d’une cinquantaine d’années une lésion très différente des blessures ou ulcérations auxquelles nous sommes habitués. Sa lésion de bord de langue ulcéreuse, indurée et sanguinolente, aux contours indéterminés, qui plus est chez un patient à l’hygiène dentaire très délétère, visiblement gros fumeur et rapportant une consommation d’alcool régulière, répondait au tableau complet du carcinome buccal que j’avais appris en cours, et qui ne fut malheureusement pas démenti par la suite.
L’article rapporté bouleverse nos présomptions diagnostiques basées sur ce tableau très classique et nous révèle que certains carcinomes de la cavité buccale peuvent se développer en l’absence des facteurs de risques avérés au premier rang desquels l’alcool, le tabac et l’infection au virus HPV. Plus précisément, ses auteurs français se sont intéressés à la manière dont certains de ces patients ont vécu l’annonce et le traitement de ce cancer auquel, a priori, rien ne les prédisposait. Un entretien semi-structuré fut mené en 2020 sur un groupe de 20 de ces patients en rémission complète constitué de 18 femmes et de 2 hommes, avec un âge médian de 52 ans. On apprend sans surprise le choc émotionnel subi par ces patients, en particulier le contraste entre la relative discrétion des symptômes et les conséquences du traitement pour ce qui concerne la sévérité de la chirurgie de résection tumorale, l’éventuelle radiothérapie associée, puis les conséquences esthétiques et fonctionnelles au niveau de l’alimentation et de l’élocution. Plus intéressant, on découvre que chez ces patients sans facteur de risque évident…