Situation
Je présente un devis implanto-prothétique à l’une de mes patientes, lui proposant d’y réfléchir et de me donner sa réponse lors de notre prochain rendez-vous.
Au bout de trois semaines, je suis surpris d’entendre de sa part que mes honoraires lui apparaissent élevés. Elle dit avoir consulté Internet et des amis qui lui ont signalé des confrères appliquant des tarifs bien inférieurs.
Après lui avoir réexpliqué l’organisation de mon cabinet et argumenté mon devis, elle me demande de faire « un geste » pour l’aider à l’accepter et éviter de recourir à un autre praticien.
Mes honoraires peuvent-ils être ainsi négociables ? Accepter, c’est faire acte de compréhension face à la demande de la patiente, mais c’est admettre que mes tarifs peuvent être abaissés. Refuser, c’est, peut-être, « perdre » cette patiente, mais aussi défendre mes choix et mes arguments. Je veux consolider ma relation de confiance sans rompre le cadre que je me suis fixé sur le plan tarifaire.
Réflexions du Professeur Olivier Hamel
Professeur à la faculté de chirurgie dentaire de l’Université de Toulouse
Si nous ne l’avions pas envisagé au moment de choisir le cursus dentaire ou pendant nos études, nous avons tous rapidement découvert que le système de prise en charge des soins bucco-dentaires impose très tôt une aptitude à traiter des incontournables questions d’honoraires. Donc, plus directement exprimé, il nous faut bien parler d’argent, même si cela va à l’encontre de la traditionnelle « pudeur » que nous avons, en particulier en France, à évoquer nos revenus. Il s’agit au quotidien d’argumenter et de justifier un tarif, de réagir face à un désengagement dû à une impossibilité, réelle ou non, d’assumer un reste à charge.
« Demander un geste », « honoraires négociables » Dans « négocier », nous entendons négoce, donc commerce. Or, d’emblée, le Code de déontologie est très clair : « La profession dentaire ne doit pas être pratiquée comme un commerce. » Cet article (R4127-215) vise principalement la publicité, mais pas exclusivement. Ainsi, dans quelle mesure nos tarifs peuvent-ils être ajustables, dans un objectif constant de protection de la personne ? Plusieurs solutions sont envisageables, par ordre de crédibilité :
– proposer d’attendre les soldes, « la quinzaine de l’implanto » : tentant pour ceux qui ont un sens de l’humour développé !
– adapter le montant du devis aux possibilités de remboursement par la complémentaire du patient. Ne soyons pas naïfs, ce ne serait pas inédit. Mais cela ne résisterait pas longtemps à un risque de dérives multiples (choix d’un laboratoire différent sinon « low-cost », choix sélectif des matériaux utilisés, réduction des étapes…). Le bilan, selon nous, est clair : adapter un tarif à la difficulté du cas, oui ; le définir vis-à-vis d’autres considérations non médicales, non !
– expliquer le geste et, surtout, convaincre que le fameux geste sollicité sera uniquement médical, chirurgical et thérapeutique. Cela revient à travailler individuellement sur la représentation collective de la médecine bucco-dentaire chez les patients. Il convient d’insister sur la seule préoccupation de l’indication du traitement, le traitement « juste », dans le sens où le choix se porte sur la solution qui convient. Dans le cas où plusieurs solutions thérapeutiques conviennent, le choix partagé avec le patient pourra bien entendu prendre en considération la question du coût.
La concurrence entre professionnels de santé conduit à la réflexion suivante : les écarts de réputation resteront incontournables. Il nous semble souhaitable qu’ils restent ciblés sur les résultats cliniques supposés et sur le comportement. Le discours sur les différences de « prix », entretenu par certains organismes payeurs, s’il comporte quelques aspects légitimes, n’en demeure pas moins un leurre dans nos domaines.
Pour autant, les honoraires posent la question de la qualité du statut du chirurgien-dentiste. Il n’est pas étonnant que, comme chacun, il ait à les justifier. Mais, il est licite de maintenir ces honoraires individuels correspondant à un acte lui-même justifié pour une nécessité d’équilibre budgétaire du système de remboursement des soins. Cependant, en France, en négligeant trop longtemps les soins utiles, en particulier en dentisterie et en optique, nous en sommes arrivés à cautionner un système devenu inique.
De là à espérer une forme d’opposabilité étendue à certains actes jusque-là dits « à honoraires libres », c’est probablement un sujet qui soulèvera d’autres questionnements prochainement…
Réflexions de Frédéric Bizard
Économiste, Sc. Po Paris
Auteur de Protection sociale, pour un nouveau modèle, Éditions Dunod, 2017
Notre système de santé a été conçu à partir de la déclinaison de notre triptyque républicain. Nous sommes le seul pays au monde en matière de santé à tenter de concilier des valeurs pas toujours compatibles : la liberté, l’égalité et la solidarité. Tout ce qui renforce ce trépied éthique et moral renforce notre système. La liberté tarifaire peut-elle entrer dans ce cadre ?
Rappelons que la part libre des honoraires s’est considérablement accrue dans plusieurs prestations de santé du fait du blocage des tarifs de la Sécurité sociale depuis les années 1960 en dentaire et les années 1980 en médecine. Le remboursement d’une prothèse dentaire en 2017 est de 10 % du tarif moyen pratiqué en France (70 % de 107,50 e, soit 75,25 e pour un tarif moyen de 750 e). Les comparaisons internationales des tarifs pratiqués en France en médecine ambulatoire et en chirurgie montrent qu’ils sont nettement inférieurs. La part de soins de ville dans les dépenses totales de santé est la plus faible au monde (25 % contre 33 % en moyenne dans l’OCDE), ce qui montre qu’ils sont les coûts les plus efficaces en France.
La patiente du cas exposé ne se plaint probablement pas du tarif pratiqué par son chirurgien-dentiste, mais du reste à charge à payer après le remboursement de l’assurance maladie et de son organisme d’assurance privé. La cause principale des problèmes individuels de financement des prothèses ne vient pas des tarifs, mais de la mauvaise couverture assurantielle. On a vu que l’assurance maladie ne remboursait que 10 % du prix de la pose d’une prothèse, mais la complémentaire santé ne va compléter qu’à hauteur de 40 % du tarif, ce qui laisse une somme trop importante à payer pour la classe moyenne.
Rappelons que près de 10 millions de Français (CMU, CMU-C, ACS) doivent être facturés au tarif Sécurité sociale et n’avancent pas l’argent. Pour eux, les professionnels de santé effectuent des actes à perte. Soit ils récupèrent le manque à gagner sur les autres patients, soit ils négligent la qualité, voire trouvent un moyen de ne pas les soigner. C’est là qu’intervient le tact et mesure dans la détermination du juste tarif pour chacun, permettant un accès à tous aux innovations. Moduler les tarifs en fonction des critères officiels du tact et mesure doit être une réalité des pratiques. Sans oublier que l’objectif est que chaque patient reçoive le meilleur soin, indépendamment de son niveau de revenu.
Il y a trois conditions pour que la liberté tarifaire s’inscrive dans le schéma éthique évoqué plus haut : une bonne information du patient ex ante sur le contenu des actes et des tarifs (permettant aux patients de faire jouer la concurrence), une régulation par la qualité des professionnels de santé (à mettre en place de préférence par les professions) et un système de sanction efficace des abus.
Commentaires