Exposition Corot au Musée Marmottan

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  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 34)
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« Votre âme est un paysage choisi… »

Très longtemps, le doux Corot s’est refusé à s’afficher portraitiste, du moins publiquement. De ce qu’il cachait presque ses portraits, on a pu croire qu’il leur préférait ses paysages, excellait moins dans ce « grand genre » ou doutait d’y réussir aussi bien. C’est loin d’être le cas, comme le révèle cette ample exposition axée sur une part capitale mais peu vue de son œuvre.
 
On connaît ses fines silhouettes dorées qui ponctuent de vaporeux feuillages d’argent. Elles sont caractéristiques du style Corot au même titre que ses ciels limpides, ses fûts élancés, ses architectures nettes, et elles l’étaient déjà pour ses contemporains. On sait aussi son goût des figures pittoresques, indispensables à ses vues sans en être le sujet réel. Elles font, littéralement, partie du paysage. Mais personne à l’époque ne voyait ce qu’elles gagneraient à en sortir. Corot « ne sait pas faire des têtes », disait-on. Alors il ne les montrait pas et s’adonnait en secret à la passion de toute une vie. Débouté sans cesse de ses prétentions hors cadre, il ne gagnera son combat de Sisyphe qu’au seuil de sa vie, quand un Degas estomaqué l’estimera encore plus grand portraitiste que paysagiste.
 

Des excursions aux incursions

Pionnier de l’Ecole de Barbizon, Corot est dès 1822 l’un des tout premiers à promener ses couleurs. Pas pour peindre sur le motif mais pour noter des impressions et esquisser ce qu’il exécute ensuite, comme Millet, à l’atelier. Il travaille sur ces bases en utilisant son excellente mémoire, et nomme ses toiles « Souvenir de… » ou « Variation sur… », « Effet de… » (formule qui impressionnera sans doute le jeune Monet du Soleil levant). Ses paysages sont toujours des re-créations ; d’après ce qu’il a vu, au gré de nombreux voyages, et surtout d’après ce qu’il a en tête – nuance d’importance. Les personnages qu’il place dans ses compositions n’ont rien d’accessoire ou de décoratif : pour son temps, c’est le paysage qui est accessoire ; vide, il intéresse peu. Un nu, en revanche, a impérativement besoin d’un décor situé hors du contexte présent faute de provoquer un scandale. Il faudra attendre une fameuse Olympia, de Manet, pour voir changer les choses au prix d’une émeute.
 
Corot ne franchit aucun Rubicon. Timide de nature, désarmé par les échecs, déplorable vendeur, c’est encore sous le voile de l’antique qu’il présentera des nus nimbés d’un érotisme pré-symboliste, alors qu’il en peint de bien autrement audacieux par leurs lignes. En apparence, c’est l’homme des petits pas, qui ignore encore où ils le conduiront. Personne il est vrai ne l’éclaire. Quand Baudelaire, seul phare, le place « à la tête de l’école moderne du paysage » en 1845, c’est encore de paysage qu’il s’agit ; mal compris, son éloge ensuite de la « naïveté » de ses portraits passe pour une critique. Corot se croit renvoyé sur le motif, cache à l’atelier ses allers-retours entre modernité et clacissisme. Avec une certaine prescience tranquille, cependant : à Delacroix qui, incertain, le consulte en 1847, il conseille de faire comme lui et « d‘aller devant (soi), en (se) livrant à ce qui viendrait ».
 

Ce qui se trame au fond

Avant 1850, ses figures s’inscrivent dans des paysages accordés à la tonalité recherchée : douce mélancolie ou défi solaire d’un regard. Ses compositions se « souviennent » de maîtres et de styles qu’il admire, de la Renaissance en particulier. Progressivement, et surtout dans ses dernières années, il va alterner les polarités, privilégier tantôt le fonds, tantôt le modèle, puis les fusionner savamment. Amateur de théâtre et d’opéra, son organisation des plans évoque celle des décors de scène : personnage au premier plan, jeu graduel de tramés, arrière-plan campant un ailleurs vague. On pourrait même dire qu’il théâtralise ses figures en jouant des profondeurs : en bas du portrait et jusqu’à une certaine hauteur, le fond peu détaillé a tout du mur d’atelier. Mais à partir de la taille, ce mur, comme couvert d’un papier peint animé, se dissipe, se colore, se mue en jardin, sentier, bosquet, rochers, rivage. A hauteur du visage, un autre espace s’ouvre encore, jouant un rôle incertain.
 
Moins qu’un endroit précis, il semble figurer le paysage mental du sujet, ce à quoi pense le modèle à cet instant. C’est alors que se découvre le génie du portraitiste, là qu’il s’affranchit du paysagiste et fraye son chemin dans l’imaginaire. Il ne peint plus, sur fond bucolique, des visages aux regards de face. Il peint des personnages regardant ou semblant regarder des paysages, si peu soucieux de qui les regarde qu’ils peuvent lui tourner le dos. Ce renversement n’est pas une nouveauté dans le portrait, mais le va-et-vient qu’il impose à l’œil intrigue. Plus que jamais, Corot fluidifie les lisières, estompe les cloisons. Comme des passe-murailles, ses modèles vont bientôt circuler indifféremment de l’univers clos de l’atelier au milieu ouvert de la nature, d’abord réaliste puis déréalisé par degrés. A l’intérieur, allusivement vêtues à la grecque ou à l’italienne, elles s’abandonnent à des lointains, rêverie dont les paysages placés en abîme sont plus le prétexte que le vecteur. Au dehors, elles gardent rêveuses une pose d’atelier, munies d’accessoires dont elles ne font rien, livre, cruche ou mandoline. Plongées au contraire dans la lecture, c’est pour apparaître plus profondément encore retirées en elles-mêmes. A la fois là et loin, perdues dans un lieu et un temps qui nous échappent, dans un souvenir ou une pensée insaisissables.
 

Traversée des apparences

C’est ce secret intérieur, ce mystère de la présence-absence que Corot semble s’attacher justement à saisir. Non pour le pénétrer indiscrètement mais pour en retenir l’image, avec sa douceur et sa pudeur des sentiments. On évoquera un rapport énigmatique aux femmes, l’armure et la bure de ses modèles hommes, cette « amertume mystérieuse dans son âme » que lui soupçonne son ami Théophile Silvestre. Peut-être. Le monde est un songe, semble surtout nous dire Corot, qui le sonde en le peignant par réminiscence, puis d’imagination, de tête enfin. Le paysage est un état d’âme, tout comme le rêve est un paysage. Pour lui, « la nature est à l’intérieur » bien avant que Cézanne ne le dise. A la recherche de l’essentiel, il élimine l’accessoire, noie le détail dans la suggestion, bien plus évocatrice. Watteau avait dilué le réel dans le rêve. Corot s’en sert pour mieux envelopper et magnifier son objet poétique : l’instant qui unit magiquement vision et sensation, impression du passé et perception immédiate. Il pense en peinture, et c’est ce qui donne tant d’intérêt à ses modèles pensives, que l’on peut voir comme une forme d’autoportraits interrogatifs. Loin d’être figé, cet instant capté reste fluide et mobile. Le mouvement est si nécessaire à Corot qu’il autorise ses modèles à bouger, et même les en prie.
 
Dans les années 1870, il brosse la couleur avec une vigueur toute nouvelle, à fortes touches comme ses cadets. Et ce qu’il atteint, c’est la palpitation des émotions fugaces, de la vie même. D’une vie qui ne se limite pas à celle du modèle, mais s’étend uniment à toute chose, se relie à l’harmonie universelle et touche l’âme du monde. En 1874, un an avant sa mort, son vieux moine au violoncelle s’abstrait subtilement des contingences terrestres pour goûter la musique d’un temps suspendu. Figure et paysage ne s’opposent plus, le peintre divisé les a fondus en lui et sur la toile, comme il aura fusionné tous les courants du siècle. C’est une victoire et une renaissance : adoubé et adulé par la jeune génération, le septuagénaire marche dès lors à grands pas vers la modernité qui lui tend les bras, parce qu’elle s’y reconnaît. « Il y a un seul maître, Corot. Nous ne sommes rien en comparaison, rien », dira Monet. « Il est toujours le plus grand, il a tout anticipé », expliquera Degas. Saisi par ses figures vues au Salon d’automne de 1909, Picasso rendra le plus bel hommage au « Père Corot » : il le copiera.

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