Faut-il repenser le ciblage des actions de prévention bucco-dentaire en milieu scolaire ?

  • Publié le . Paru dans L'Information Dentaire (page 44-48)
Information dentaire
Cette analyse revient sur deux années de recueil de données de dépistages pratiqués sur 7 143 enfants de CP scolarisés en région Rhône-Alpes. Les résultats mettent en évidence un ciblage trop tardif de l’âge concernant l’avancée de la maladie carieuse qui est déjà bien installée chez ces enfants de 6 ans, la prévalence étant de 68 % d’enfants atteints dans la population étudiée. De plus, cette enquête interroge sur les choix politiques intervenus en 2014 de la part de l’Assurance Maladie qui, en supprimant les crédits alloués à la prévention de masse par le biais de la Convention d’Objectifs et de Gestion (COG), vont creuser les inégalités en matière de santé bucco-dentaire des enfants.

Réflexions autour de deux années de dépistage au sein des classes de CP en Rhône-Alpes

De 2007 à 2013, l’Assurance Maladie, via la Convention d’Objectifs et de Gestion (COG), a soutenu des actions de prévention bucco-dentaire en milieu scolaire dans le but de promouvoir l’examen de prévention obligatoire à l’âge de 6 ans (MT’Dents) [1]. L’UFSBD a œuvré dans ce sens et a développé des outils et méthodes pour cet âge charnière qui correspond à l’arrivée des premières dents permanentes de l’enfant (environ 250000 enfants sensibilisés en 2013).

En 2013, au niveau national, l’Assurance Maladie a décidé de réduire drastiquement ces budgets pour les trois années suivantes, ne conservant que la ligne des actions dans certaines classes classées en Zone d’Education Prioritaire (ZEP) (environ 10 classes par département soit 20000 enfants). Cette décision a été unanimement condamnée par la profession [2, 3].

Malgré cela, certains comités, dont l’UFSBD Rhône-Alpes, se sont appuyés sur le programme de leur Agence Régionale de Santé (ARS) pour pérenniser des actions. Dans cette région, la sensibilisation des enfants s’est accompagnée d’un dépistage qui permet aujourd’hui de tirer un certain nombre d’enseignements et de répondre à deux interrogations :

– 6 ans est-il le meilleur âge pour une première sensibilisation à la prévention bucco-dentaire ?

– le choix de centrer les actions nationales sur les écoles situées en ZEP est-il pertinent ?


Matériel et méthode

De 2013 à 2015, l’UFSBD Rhône-Alpes, avec le soutien financier de l’ARS Rhône-Alpes, a mis en place une action de sensibilisation et de dépistage bucco-dentaire au sein des classes de CP de la région.

En 2013/2014, ont été ciblées les écoles intégrées dans le Réseau Réussite Scolaire (RRS) et bénéficiant d’un passage préalable des Caisses Primaires dans le cadre de la promotion MT’Dents. En Ardèche et dans la Drôme, départements ruraux, le ciblage a été réalisé hors RSS. Ces écoles ne bénéficiant pas de passage des Caisses Primaires, il a été nécessaire de programmer des séances collectives supplémentaires pour ces deux départements. Au total, 80 écoles, 168 classes et 3596 enfants ont été concernés (l’analyse porte sur 3520 fiches exploitables).

En 2014/2015, du fait de l’abandon dans la COG des actions éducatives de masse, l’UFSBD a été contrainte d’écarter les écoles relevant de l’action MT’Dents assumées exclusivement par les Caisses. Les écoles ont été choisies parmi les écoles en zone prioritaire, Réseau Réussite Scolaire et Réseau Eclair, et pour lesquelles aucun passage de sensibilisation MT’Dents n’était programmé. Ce sont donc 82 écoles, 173 classes et 3661 enfants (l’analyse porte sur 3626 fiches exploitables) qui ont bénéficié du programme.

La première année, l’action (1 heure 30) était menée après l’action collective MT’Dents et incluait des ateliers, des jeux de rôle collectifs et un entretien individuel avec chaque enfant.

La seconde année, le programme consistait en une séance collective de sensibilisation puis des entretiens individuels avec chaque enfant.


Résultats

Sur les deux années concernées, 7143 enfants de CP ont fait l’objet de ce dépistage. La moyenne d’âge de ces enfants est de 6,4 ans, 51% de garçons et 49% de filles. Dans certaines écoles, les praticiens ont rencontré des classes à double niveau mélangeant Grande Section de maternelle et CP, ou CP et CE1.


Répartition géographique des enfants dépistés et indices cliniques (tableau 1)

En région Rhône-Alpes, les effectifs des classes de CP des deux académies concernées (Grenoble et Lyon) s’élèvent pour l’année 2015 à 86291 enfants [4, 5]. Cette action a permis de sensibiliser et dépister 8,27% d’entre eux sur la région et, plus de 10% des enfants dans la Loire et dans le Rhône.

Les départements de l’Isère, de Haute Savoie et de Savoie cumulent des indices carieux faibles et moins de 21% d’urgences. La Drôme, la Loire et l’Ardèche présentent les indices carieux les plus élevés et les pourcentages d’urgences les plus élevés. Le cas de l’Ardèche est le plus marquant avec un indice carieux de 4,7 et près de 36% d’urgences de soin.


Etat bucco-dentaire des enfants dépistés

La prévalence de la maladie carieuse est de 68%, la prévalence du besoin de soins (enfants avec caries non soignées) est de 52%, soit plus de la moitié de cette population étudiée.

Parmi les enfants ayant besoin de soins, la moitié sont à classer au sein des urgences de soins (plus de 4 dents de lait atteintes et/ou une dent permanente atteinte).

La prévalence de la maladie carieuse sur dent de 6 ans est de 12%, et de 11% pour le besoin de soins immédiat sur dent permanente. Il convient de rappeler que la moyenne d’âge de ces enfants est de 6 ans et que, par conséquent, les premières molaires ne sont évoluées, pour les enfants les plus précoces, que depuis moins d’un an.

Seuls 32% des enfants sont indemnes d’atteinte carieuse. Pour les 68% concernés par la maladie, l’atteinte carieuse, soignée ou non, concerne en moyenne 5 dents, l’étendue de l’atteinte allant de 1 à 21 dents atteintes.

En moyenne, la maladie atteint 21% des organes dentaires parmi les enfants touchés par la maladie, l’étendue de l’atteinte allant de 5% à 100% des dents présentes en bouche.


Evaluation du suivi et de la qualité de l’hygiène

Pour 32% des enfants, cette visite est un premier contact avec un chirurgien-dentiste.

40% des enfants présentent une hygiène de bonne qualité, 45% une hygiène moyenne et 15% une hygiène insuffisante avec dépôts visibles à l’œil nu.



Facteurs influençant le développement de la maladie carieuse
Inégalités filles/garçons 

L’analyse des données ne montre pas de lien statistique entre la présence de la maladie carieuse et le sexe de l’enfant ; en revanche, l’importance de l’atteinte est plus grande chez les garçons (CAO mixte moyen = 3,40) que chez les filles (CAO mixte moyen = 3,12) (F = 10,60, p = 0,001). Par conséquent, la proportion d’organes touchés par la maladie est aussi plus importante chez les garçons que chez les filles (14,88% versus 13,55%, F = 12,62, p = 0,0003). Les urgences sont aussi plus nombreuses chez les garçons (27% de l’ensemble des garçons versus 24% de l’ensemble des filles, Khi2 = 6,11, p = 0,01).

En matière d’hygiène, les filles semblent plus consciencieuses avec 42% de bonne qualité versus 38% chez les garçons (khi2 = 7,79, p = 0,02).


Département de scolarisation 

L’analyse géographique montre une distorsion des indices selon les départements, l’Ardèche présentant un CAO mixte moyen à 4,71, cet indice étant de 2,47 en Haute-Savoie. L’urgence de soins concerne 36% des enfants dépistés en Ardèche. A l’opposé, cette urgence est de 18% en Haute-Savoie. Parallèlement, c’est en Isère que la prise en charge des soins est la plus élevée avec un indice de traitement de 55,14% des lésions, l’indice le plus faible étant relevé dans la Drôme (27,29%).


Hygiène 

La qualité de l’hygiène est un facteur primordial de bonne santé dentaire. La prévalence des enfants touchés par la maladie carieuse est de 54% lorsque l’hygiène est bonne, 75% lorsque l’hygiène est moyenne et 85% lorsque l’hygiène est insuffisante (khi2 = 471,33, p < 10-3).

L’importance de l’atteinte carieuse est elle aussi liée à la qualité d’hygiène : le CAO mixte moyen est de 2,17 lorsque l’hygiène est bonne, 3,61 lorsque l’hygiène est moyenne et 5,21 lorsque l’hygiène est insuffisante (F = 322,06, p< 10-3). Négligence d’hygiène et négligence de recours au soin sont liées : l’indice de traitement moyen est de 51% lorsque l’hygiène est bonne, 39% dans les cas d’hygiène moyenne et 34% dans les cas d’hygiène insuffisante (F = 61,13, p < 10-3). Enfin, découlant des constats précédents, le pourcentage d’enfants relevant d’une urgence de prise en charge est de 14% avec une bonne hygiène, 29% avec une hygiène moyenne et 49% avec une hygiène insuffisante (khi2 = 508,26, p < 10-3).


Première visite

La notion de premier contact avec un chirurgien-dentiste est liée à une prévalence moindre de l’atteinte carieuse : 58% versus 73% (khi2 = 159,23, p < 10-3). De la même manière, le volume d’atteintes carieuses est moindre chez ces enfants : CAO mixte moyen de 2,26 versus 3,75 (F = 275,08, p < 10-3). Si aucune différence statistique n’est notée en matière d’hygiène, ces enfants sont moins concernés par la notion d’urgence : 24% versus 27% (khi2 = 6,88, p = 0,008).


Santé des dents de lait / santé des dents définitives

La qualité de santé de la denture lactéale conditionne la qualité de santé de la denture définitive, le risque de développer des caries sur dents permanentes étant multiplié par 3,60 lorsque les dents lactéales sont touchées (khi2 = 207,11, p < 10-3).


Urgences

1853 enfants relèvent d’une procédure d’urgence de prise en charge des soins (26% des enfants dépistés). Dans ce groupe, le CAO lactéal moyen est de 6,37 versus 1,84 pour les autres enfants (F = 3806,88, p < 10-3) ; le CAO mixte moyen est de 7,16 versus 1,90 (F = 4908,79, p < 10-3). L’indice moyen de traitement pour ces enfants est de 19% versus 57% pour le reste du groupe (F = 1253,98, p < 10-3). 31% des organes dentaires sont atteints versus 8% pour les autres enfants (F = 4792,08, p < 10-3). 22% seulement d’entre eux ont une hygiène de bonne qualité (47% pour le reste du groupe), 51% une hygiène moyenne (versus 43%) et 27% une hygiène insuffisante (versus 10%).


Discussion

Faut-il repenser la cible des interventions ?

La réponse est oui. Il apparaît, au vu de ces résultats, qu’à l’âge de 6 ans, la maladie carieuse est déjà installée (68% des enfants) en denture temporaire d’une part, mais aussi, pour 12% des enfants, en denture définitive. Du fait du lien qui unit carie sur dents temporaires et caries sur dent définitives, il est indispensable d’agir plus en amont pour une première intervention en milieu scolaire. A 6 ans, il est déjà trop tard pour un grand nombre d’enfants.

L’étude « objectif zéro carie » de Prévadiès [6] a montré que le « saut » carieux se situait à 4 ans, âge auquel les parents confient le soin du brossage à leur enfant et âge de scolarisation plus régulière avec goûters sucrés et « petits bonbons anniversaires ».

La Mutualité Sociale Agricole [7] a déjà appréhendé ce problème en développant un examen de prévention pour les enfants de 3 ans.


Faut-il cibler uniquement les écoles ZEP ?

La réponse est non. Lors d’une précédente étude menée en 2013 et 2014 dans les classes ZEP d’Ile-de-France (711 enfants vus en CP puis en CE1) [8], nous avions constaté que la prévalence de la maladie carieuse était de 53%, ces enfants touchés présentant un CAO mixte moyen de 3,9. Notre étude actuelle montre une prévalence de la maladie carieuse de 68% avec un CAO mixte moyen de 4,8 pour les enfants touchés par la maladie. La décision de l’Assurance Maladie de réserver la prévention aux écoles de ZEP est une erreur fondamentale, tant sur le nombre limité d’enfants qui bénéficieront de ces séances de sensibilisation (20000 en lieu et place de plus de 250000 sensibilisés les années précédentes) que sur la nécessité d’agir sur l’étendue de la maladie en elle-même qui ne se concentre pas uniquement sur les enfants en scolarité ZEP. L’exemple de l’Ardèche, département rural peu ciblé en RRS en 2013/2014, en est un exemple. C’est le département présentant les indices carieux les plus élevés et le taux d’urgences le plus élevé. Comment peut-on rester inactifs devant la situation de ces enfants ? Comment accepter que, dans une population d’enfants de 6 ans, un quart soient en attente de soins urgents et que 12% d’entre eux nécessitent une prise en charge sur dents permanentes qui, à court ou moyen terme, évoluera vers des soins endodontiques, prothétiques, voire implantaires ? En se plaçant sur un plan financier, quelles économies ces choix politiques vont-ils engendrer ? Pourtant, ces interventions en milieu scolaire menées par des professionnels ont déjà prouvé leur efficacité tant sur le plan d’une amélioration de la qualité d’hygiène que sur un regain de recours aux soins [8]. Comme l’écrit le Docteur Seddiki, « le gouvernement prévoit de renforcer la prévention et de réduire les inégalités de santé. Dans le même temps, il supprime les séances d’éducation collective à la santé bucco-dentaire en milieu scolaire ! Alors que la santé bucco-dentaire est connue pour être un marqueur d’inégalité et d’exclusion sociale » [9].

Comparant nos résultats aux chiffres de la dernière enquête nationale sur la santé bucco-dentaire, nous ne pouvons que constater un net recul de la santé des enfants de 6 ans, les chiffres se rapprochant de ceux relevés en 1990 [10]. En 2006, 63% des enfants de 6 ans étaient considérés comme indemnes de caries, 39% en 1990 [11]. Notre population montre un pourcentage de 32%. Il semble, sur les territoires ciblés, qu’il existe une réelle régression de la santé bucco-dentaire de ces enfants.

S’appuyant sur ces constats l’ARS Rhône-Alpes et l’UFSBD Rhône-Alpes ont bien cerné ces deux problématiques et ont inscrit au programme 2016 une action ciblée en amont, sur les classes de maternelles, réparties sur le territoire régional, et, sans appliquer de critère restrictif sur le classement des écoles. Les résultats attendus de cette nouvelle action pourront être un élément décisif pour faire bouger les lignes décisionnelles au niveau national, en faveur d’une prévention scolaire de masse et correctement ciblée.


Bibliographie

1. Site Ameli.http://www.ameli.fr/assures/prevention-sante/les-examens-bucco-dentaires/l-examen-bucco-dentaire-m-t-dents.php

2. Ordre National des Chirurgiens-Dentiste, 30.09.2014.http://www.ordre-chirurgiens-dentistes.fr/actualites/annee-en-cours/actualites.html?tx_ttnews%5Btt_news%5D=489&cHash=d0ac04d86ba8234356d412642253b08f

3. UFSBD, 8/9/2014. « Rentrée 2014 – Programme M’T dents : la sensibilisation collective à la santé disparaît pour 250000 enfants – Quand le savoir recule… les inégalités progressent : l’UFSBD se doit de réagir ! »

4. Mémento des effectifs 2015. Académie de Grenoble –http://www.ac-grenoble.fr/admin/spip/IMG/pdf/Stats/memento_effectifs_15-16.pdf

5. Mémento des effectifs 2015. Académie de Lyon –http://cache.media.education.gouv.fr/file/documents/65/6/m_1501_plaquette_MEMENTO_DES_EFFECTIFS_2015_518656.pdf

6. Rapport d’étude « Objectif Zéro Carie ». Prévadiès, avril 2010.

7. MSA.http://www.msa.fr/lfr/sante/prevention-bucco-dentaire-enfants?p_p_id=56_INSTANCE_xoT1&p_p_lifecycle=0&p_p_state=normal&p_p_mode=view&p_p_col_id=column-1&p_p_col_count=1&_56_INSTANCE_xoT1_read_more=1

8. Santé dentaire des enfants de 7 et 8 ans scolarisés en ZEP d’Ile de France : de l’importance d’une prise en charge précoce. Médecine et Enfance, avril 2014.

9. Thèse de Doctorat, Dr Seddiki A.« Le programme de prévention conventionnel M’Tdents – qu’en est-il huit ans après ? » DGS/SD2B/PK, 16/11/2006. 

10. Fiche synthétique : la santé bucco-dentaire des enfants de 6 et 12 ans en France, en 2006. (Principaux résultats de l’enquête réalisée pour la DGS par l’UFSBD)

11. Oelhoffen C – Master 2. « Education et Santé Publique » Spécialité « Education à la santé des enfants, adolescents et jeunes adultes »- Mémoire de fin d’étude 2014/2015 –Analyse des programmes phares de l’Union Française pour la Santé Bucco-Dentaire.

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